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Transcendantaux

En philosophie, antique puis chrétienne, on appelle transcendantaux (en latin : transcendentalia, de transcendere : « dépasser ») les attributs trÚs généraux qui dépassent toutes les catégories (Aristote), qui expriment une propriété commune à tout ce qui est, qui se convertissent l'un dans l'autre.

InitiĂ©s par les Anciens et dĂ©veloppĂ©s par la scolastique mĂ©diĂ©vale, les transcendantaux dĂ©signent donc les propriĂ©tĂ©s de l'ĂȘtre, aujourd'hui communĂ©ment considĂ©rĂ©es comme Ă©tant le Beau, le Bon et le Vrai. Vu ontologiquement, les transcendantaux sont compris comme ce qui est commun Ă  tous les ĂȘtres. D'un point de vue cognitif, ce sont les « premiers » concepts, puisqu'ils ne peuvent pas ĂȘtre logiquement retracĂ©s jusqu'Ă  ce qui les a prĂ©cĂ©dĂ©s. Enfin, sur le plan mĂ©taphysique, la scolastique conclut Ă  la convertibilitĂ© des transcendantaux, autrement dit qu'ils se confondent et dĂ©signement fondamentalement la mĂȘme chose.

D'une part, les philosophes retiennent trois critĂšres :

  1. Trans-gĂ©nĂ©riques. Les transcendantaux ne sont limitĂ©s Ă  aucune catĂ©gorie[1]. Ils sont au-delĂ  des genres du concept d'ĂȘtre. Chez Aristote, les catĂ©gories sont les genres suprĂȘmes, et au nombre de dix : substance (essence), quantitĂ©, qualitĂ©, relation, temps, lieu, situation, action, passion, avoir. Les transcendantaux sont plus gĂ©nĂ©raux encore. À suivre Aristote, "l'Un est liĂ© Ă©galement Ă  l'une quelconque des catĂ©gories et ne rĂ©side spĂ©cialement en aucune d'elles, par exemple ni dans la substance ni dans la qualitĂ©, mais il se comporte de la mĂȘme façon que l'Être envers les catĂ©gories" (MĂ©taphysique, X, 2).
  2. Communs. Transcendantal veut dire « attribuable Ă  n'importe quel sujet Â». Tout ce qui est peut ĂȘtre dit ĂȘtre vrai, bon, etc.
  3. Convertibles. Il n'existe entre les transcendantaux qu'une distinction de raison, pas une distinction rĂ©elle. Par exemple, l'ĂȘtre est un (ce qui a de l'unitĂ© est), et l'un est ĂȘtre (ce qui est a de l'unitĂ©) : l'un et le vrai sont convertibles. En latin scolastique, la rĂšgle s'Ă©nonce ainsi : Ens et Unum convertuntur (l'ĂȘtre et l'un se convertissent).

D'autre part, les philosophes sĂ©lectionnent plusieurs termes. La liste varie. Les philosophes citent, en gĂ©nĂ©ral, outre l'Être lui-mĂȘme, ses propriĂ©tĂ©s : l'UnitĂ©, le Vrai, le Bien. Selon Thomas de Sutton (XIIIe s.), "il y a six transcendantaux, Ă  savoir : l’ĂȘtre, la chose, quelque chose, l’unitĂ©, le bon, le vrai."

Le mot

Le mot est surtout scolastique. Au Moyen Âge on parle de termini transcendentes, de transcendantia. Le premier Ă  parler de transcendantia est, semble-t-il, Roland de CrĂ©mone, dans sa Summa theologiae (Somme de thĂ©ologie), vers 1230.

Historique

Platon, bien qu'antĂ©rieur Ă  Aristote et donc Ă  la notion de catĂ©gorie ou de genres supĂ©rieurs aux catĂ©gories, pense dĂ©jĂ  les transcendantaux. On peut mettre lĂ  d'une part ses universaux (l'Être, l'Un), d'autre part ses normes (le Vrai, le Beau, le Juste). Sa thĂ©orie des IdĂ©es est centrale. Dans le PhĂ©don (75cd), il cite comme IdĂ©es, Formes intelligibles, ModĂšles : l'Égal, le Beau en soi, le Bon en soi, le Juste, le Saint. Dans le PhĂšdre (247-250), il nomme : la Justice, la Sagesse, la Science, la BeautĂ©, la PensĂ©e. Le Sophiste (254de), de façon plus logique, pose "cinq genres de l'ĂȘtre" : l'ĂȘtre, la MobilitĂ©, la StabilitĂ©, le MĂȘme (l'identique), l'Autre, et sous-entend l'Un et le Multiple. Le ParmĂ©nide systĂ©matise les relations entre l'Un et les Multiples, l'Un et l'Être, et envisage quatre hypothĂšses de base : 1) l'Un qui est Un sans participation, 2) l'Un-Multiple, 3) l'Un-et-Multiple, 4) le Multiples-Un et les Multiples.

Pour Aristote l'Un et l'Être ne sont pas des substances, c'est-Ă -dire des choses dĂ©terminĂ©es et des essences. La rĂ©alitĂ© n'appartient qu'Ă  des unitĂ©s individuelles et singuliĂšres, qui sont des uns en soi. Le seul transcendantal qu’il reconnaisse est l’Un qui est, selon lui, identique Ă  l’Être. Le Vrai est, par lui, traitĂ© Ă  part en logique.

« Il n'est pas possible que rien de ce qui est universel soit substance [...]. L'Être lui-mĂȘme ne peut ĂȘtre une substance comme une chose une et dĂ©terminĂ©e, en dehors de la multiplicitĂ© sensible [...]. L'Un ne peut pas non plus ĂȘtre une substance, puisque l'Être et l'Un sont les plus universels de tous les prĂ©dicats. Par consĂ©quent, d'un cĂŽtĂ©, les genres ne sont pas des rĂ©alitĂ©s, ni des substances sĂ©parĂ©es des choses sensibles, et, d'un autre cĂŽtĂ©, l'Un ne peut non plus ĂȘtre un genre, pour les mĂȘmes raisons qui font que ni l'Être ni la substance ne peuvent ĂȘtre des genres. Â»[2]

L'Être et l'Un sont convertibles, synonymes. Ce qui a de l'unitĂ© a de l'ĂȘtre, ce qui a de l'ĂȘtre a de l'unitĂ©.

« Que l'Un et l'Être aient Ă  peu prĂšs la mĂȘme signification, cela rĂ©sulte clairement de ce que l'Un est liĂ© Ă©galement Ă  l'une quelconque des catĂ©gories et ne rĂ©side spĂ©cialement en aucune d'elles, par exemple ni dans la substance ni dans la qualitĂ©, mais il se comporte de la mĂȘme façon que l'Être envers les catĂ©gories ; cela rĂ©sulte aussi de ce qu'on n'affirme rien de plus quand on dit 'un homme' que quand on dit 'homme', tout comme l'Être ne signifie rien en dehors de la substance, de la qualitĂ© ou de la quantitĂ© ; c'est qu'enfin ĂȘtre un, c'est possĂ©der l'existence individuelle. Â»[3]

Le nĂ©oplatonicien Proclos (412-485) dĂ©veloppe une foisonnante thĂ©orie de transcendantaux, qui dĂ©rivent et reviennent Ă  l'Un. L'Un est Être, Vie, Esprit. Et Proclos avance un grand nombre de triades.

Avicenne (vers 1030) intĂšgre la res (chose) et le aliquid (quelque chose) dans la liste des transcendantaux[4].

Philippe le Chancelier, vers 1232, dans sa Summa de bono (Somme sur le bien), traite de la transcendance de l'ĂȘtre.

Albert le Grand souligne le caractÚre de généralité de ces transcendantaux qui, s'attribuant à toute chose, sont au-delà de la réalité existante. Il écrit que "la definitio logica (définition logique) est transcendante (transcendens) aux objets réels en ce qu'elle n'exprime pas la réalité concrÚte de l'existence".

Thomas d'Aquin[5] Ă©numĂšre cinq transcendantaux, en plus de l'ĂȘtre (ens) : la chose (res), l'un (unum), le quelque chose (aliquid), le vrai (verum), le bon (bonum). Res est un synonyme direct de ens, l'unitĂ© se dit de chaque chose considĂ©rĂ©e en elle-mĂȘme, et chaque chose est dite aliquid en rapport avec les autres ; la vĂ©ritĂ© et la bontĂ© indiquent la correspondance parfaite de chaque chose avec l'intellect et la volontĂ© de Dieu.

Un opuscule, attribué à Thomas d'Aquin, mais sans doute de Thomas de Sutton, dit ceci :

« Il y a six transcendantaux, savoir : l’ĂȘtre, la chose, quelque chose, l’unitĂ©, le bon, le vrai, qui dans le fond sont la mĂȘme chose, mais ont nĂ©anmoins entre eux une distinction de raison. Comme, en effet, dans les dĂ©monstrations il faut rĂ©soudre toutes les propositions jusqu’aux principes mĂȘmes, auxquels la raison doit nĂ©cessairement s’en tenir; de mĂȘme, dans la comprĂ©hension de ces six choses, il faut s’arrĂȘter Ă  l’ĂȘtre, parce qu'en toute chose la connaissance est naturellement connue, de mĂȘme que le principe est contenu dans toutes les propositions qui dĂ©rivent des principes. C’est pour cela qu’il faut que toutes les autres choses ajoutent quelque chose Ă  l’ĂȘtre qui ne soit pas de l’intellect de l’ĂȘtre; car elles ne peuvent rien ajouter de l’intellect de quoi l’ĂȘtre ne soit pas. Il arrive donc, de deux maniĂšres, qu’une chose est a Ă  une autre. Quelquefois la chose Ă  laquelle on ajoute n’est pas de l’intellect de la chose ajoutĂ©e, comme l’individu ajoute la matiĂšre individuelle Ă  la raison de l’espĂšce, et l’espĂšce n’est pas de l’intellect de cette matiĂšre. Une telle addition est une addition rĂ©ale. Â»

En 1257, saint Bonaventure, dans son Brevoloquium met en correspondances les trois premiers transcendantaux (Unum, Bonum, Verum) et les trois personnes de la Trinité chrétienne (PÚre, Fils, Esprit)[6].

Dans son petit traitĂ© L'Être et l'Un, Pic de la Mirandole distingue quatre transcendantaux (Être, Un, Vrai et Bien) et leur nĂ©gation (rien, divisĂ©, faux et mal). Tandis que Dieu a par soi les transcendantaux, ce qui vient aprĂšs Dieu l'a par Lui. Les transcendantaux sont donc inhĂ©rents au crĂ©ateur et toute chose dĂ©sire l'ĂȘtre, l'un, le vrai et le bien[7].

Pour Spinoza, « les termes appelĂ©s transcendantaux, tels qu'Être, Chose, Quelque chose » ne sont que des images confuses. [8]

Leibniz insiste sur la convertibilité.

« Je tiens pour un axiome cette proposition identique qui n'est diversifiĂ©e que par l'accent : que ce qui n'est pas vĂ©ritablement un ĂȘtre n'est pas non plus vĂ©ritablement un ĂȘtre. On a toujours cru que l'un et l'ĂȘtre sont des choses rĂ©ciproques. Autre chose est l'ĂȘtre, autre chose est des ĂȘtres ; mais le pluriel suppose le singulier, et lĂ  oĂč il n'y a pas un ĂȘtre, il y aura encore moins plusieurs ĂȘtres. Â»[9]

Le mot transcendantal prend chez Kant un sens trÚs différent, presque synonyme d'a priori, et distinct de transcendant. Est transcendant tout ce qui dépasse le domaine de l'expérience possible, ce dont on ne peut faire l'expérience. Est transcendantal tout ce qui, tout en dépassant l'expérience possible, est condition de possibilité de l'expérience, et, par suite, de la connaissance a priori. Par définition, ce qui est transcendantal est ainsi a priori, c'est-à-dire logiquement antérieur à l'expérience, qu'il rend possible.

« Je nomme transcendantale toute connaissance qui a affaire, non pas tant aux objets, que, de façon gĂ©nĂ©rale, Ă  nos concepts a priori des objets. Â»[10]

En 1836, Victor Cousin publie Du vrai, du beau et du bien[11]. Cousin fonde ici l'éclectisme moderne. Il monte à travers les trois degrés que sont la sensation, la raison et le sentiment jusqu'à l'idée de Dieu, qui est vérité absolue, beauté parfaite et providence juste.

Notes et références

  1. Alain de Libera, La querelle des universaux, Seuil, 1996, p. 501.
  2. Aristote, MĂ©taphysique, Livre Iota (X), chap. 2, 1053b16.
  3. Aristote, MĂ©taphysique, Livre Iota (X), chap. 2, 1054a13.
  4. Avicenne, Liber de philosophia prima (partie du Livre de la guérison. Kitùb al-shifa.
  5. Thomas d'Aquin, Somme théologique (1269-1274), I, question 11, article 2, réponse 1.
  6. Saint Bonaventure, Breviloqium (1257), I, chap. 6, no 2, trad. Éditions franciscaines, 1967.
  7. L'Être et l'Un, ch. VIII et IX, p. 119-131 in ƒuvres philosophiques, texte latin, trad. et notes d'Olivier Boulnois et Guiseppe Tognon, col. ÉpimĂ©thĂ©e, PUF, 1993, (ISBN 2-13-044964-6)
  8. Spinoza, Éthique, II, 40, scolie 1.
  9. Leibniz, Correspondance avec Arnaud, 30 avril 1687, in Discours de métaphysique et Correspondance avec Arnaud, Vrin, 1988, p. 165.
  10. Kant, Critique de la raison pure, introduction, VII.
  11. Devenu en 1858 : Du vrai, du beau et du bien (Cours de philosophie professé à la Faculté des Lettres pendant l'année 1818 par Victor Cousin sur le fondement des idées absolues du vrai, du beau et du bien)

Bibliographie

  • EncyclopĂ©die de la philosophie, Le Livre de poche, coll. "EncyclopĂ©dies d'aujourd'hui", 2002, p. 1613-1614.
  • Jan A. Aertsen, Medieval Philosophy and the Transcendentals: the Case of Thomas Aquinas, Leiden: Brill, 1996.
  • Jan A. Aertsen, Medieval Philosophy as Transcendental Thought. From Philip the Chancellor (ca. 1225) to Francisco SuĂĄrez, Leiden: Brill, 2012.
  • Aristote, MĂ©taphysique, Livre Gamma (IV) chap. 2 ; Livre Iota (X) chap. 2.
  • Graziella Federici Vescovini (Ă©d.), Le problĂšme des Transcendantaux du XIVe au XVIIe siĂšcle, Vrin, « BibliothĂšque d’Histoire de la Philosophie ». 288 p. 2001. (ISBN 978-2-7116-1576-6).
  • Alain de Libera, La philosophie mĂ©diĂ©vale, PUF, coll. "Premier cycle", p. 379-382
  • Jean-Marc Narbonne, Alfons Reckermann, PensĂ©es de l'«Un» dans l'histoire de la philosophie. Études en hommage au professeur Werner Beierwaltes, Presses de l'UniversitĂ© Laval, 2004, 596 p.
  • Bruno Pinchard (Ă©d.), Fine folie ou la catastrophe humaniste, Ă©tudes sur les transcendantaux Ă  la Renaissance, Paris, Champion, 1995
  • LĂ©on Robin, La thĂ©orie platonicienne des IdĂ©es et des Nombres, p. 131-171, 554-568.
  • Piero di Vona, Spinoza e i trascendentali, Napoli, Morano, 1977.

Voir aussi

Articles connexes

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