AccueilđŸ‡«đŸ‡·Chercher

Sonnet d'Arvers

Le Sonnet d'Arvers, paru en 1833 dans le recueil poétique Mes heures perdues de Félix Arvers, est l'un des sonnets les plus populaires du XIXe siÚcle.

Le sonnet illustré par EugÚne Auger.

Sonnet

« Mon ùme a son secret, ma vie a son mystÚre :
Un amour éternel en un moment conçu.
Le mal est sans espoir, aussi j'ai dĂ» le taire,
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.

Hélas ! j'aurai passé prÚs d'elle inaperçu,
Toujours à ses cÎtés, et pourtant solitaire,
Et j'aurai jusqu'au bout fait mon temps sur la terre,
N'osant rien demander et n'ayant rien reçu.

Pour elle, quoique Dieu l'ait faite douce et tendre,
Elle ira son chemin, distraite, et sans entendre
Ce murmure d'amour élevé sur ses pas ;

À l'austùre devoir pieusement fidùle,
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d'elle :
« Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas. »

Historique

Félix Arvers était reçu aux soirées de l'Arsenal organisées par Charles Nodier, et c'est sur le cahier de sa fille Marie, devenue madame Mennessier, qu'il écrivit les quatorze vers qui devaient assurer sa gloire.

Le mystÚre de la dédicataire

L'auteur est aujourd'hui peu connu mais au XIXe siĂšcle, ce poĂšme Ă©tait cĂ©lĂšbre et l'identitĂ© de la destinataire sujette Ă  de nombreuses suppositions; fallait-il, selon Blaze de Bury, n’y voir qu’une allĂ©gorie pure et simple ? Il Ă©crit Ă  ce sujet « Le sonnet d'Arvers ne vise pas telle ou telle personne de la sociĂ©tĂ© ; il vise la femme, ĂȘtre essentiellement rĂ©fractaire aux choses de la poĂ©sie quand son amour-propre n'y est pas intĂ©ressĂ©, et qui ne comprend vos vers et vos hommages que le jour oĂč votre gloire les lui renvoie et que vous avez fait d'elle une Elvire » ; d'autres croient reconnaitre Marie Nodier, ou madame Victor Hugo.

ThĂ©odore de Banville, quant Ă  lui, trouve sacrilĂšge une telle quĂȘte : « Comme elle n'a pas devinĂ© l'amour chaste et rĂ©signĂ© du poĂšte, comme elle ne lui a donnĂ© ni une consolation ni un sourire, il faut aussi qu'elle ne marche jamais sur le tapis triomphal qu'il avait Ă©tendu devant ses pieds dĂ©daigneux. »

Un tel avertissement ne dĂ©couragea pas les chercheurs. Les uns estimaient que la femme n'existait pas rĂ©ellement et qu'il ne s'agissait que d'un badinage ; l'Ă©dition imprimĂ©e ne portait-elle pas la mention « Traduit de l'italien » ? Sainte-Beuve inclinait pour cette solution mais ne donnait aucune rĂ©fĂ©rence et des dĂ©cennies de recherche n'ont pas permis de retrouver l'original. D'autres voyaient dans cette mention un stratagĂšme, destinĂ© Ă  Ă©garer les soupçons d'un mari jaloux : ne prĂ©sentait-on pas la femme comme restant « À l'austĂšre devoir pieusement fidĂšle » ?

Et l'on cherchait cette mystĂ©rieuse crĂ©ature. Charles Glinel[1], auteur de la premiĂšre biographie un peu dĂ©taillĂ©e d'Arvers, penchait pour Mme Mennessier : « Une personne, digne de toute crĂ©ance m'a redit une confidence que l'Ă©diteur Hetzel lui avait faite comme la tenant d'Arvers lui-mĂȘme, c'est que le poĂšte, en composant son fameux sonnet, avait pensĂ© Ă  Marie Nodier. » Un poĂšte franc-comtois, Édouard Grenier, confirme l'explication et Adolphe Racot ajoute que la prĂ©cision « Traduit de l'italien » ne figurait pas sur le cahier de Mme Mennessier qu'il a eu en main. Ne serait-ce pas qu'elle savait parfaitement Ă  quoi s'en tenir ?

Abel d'Avrecourt proteste contre une pareille solution[2] : « Rien de plus naturel - le sonnet Ă©tait alors dans toutes les bouches - que la femme lettrĂ©e ait demandĂ© Ă  l'ami d'en inscrire sur ses tablettes une copie durable de sa main. D'ailleurs, pourrait-on croire qu'un homme, Ă©pris d'une femme dont l'honnĂȘtetĂ© est au-dessus de toute atteinte, ait choisi son propre album pour y dĂ©poser un hommage indiscret dans sa discrĂ©tion ? » Et un certain Poullain, lĂ©gataire universel d'Arvers partage cet avis.

Des esprits fins ont remarquĂ© que l'inconnue pourrait bien ĂȘtre madame Victor Hugo, et ils s'appuient sur deux rimes du dernier tercet : « fidĂšle » et « d'elle » qui feraient Ă©cho au prĂ©nom AdĂšle. C'Ă©tait l'opinion du gĂ©nĂ©ral Arvers, cousin du poĂšte, qui rĂ©pĂ©tait l'explication que son pĂšre lui avait donnĂ©e plusieurs fois[3].

Une autre explication peut ĂȘtre trouvĂ©e dans le livre de Jean-Pierre Fontaine Les nouveaux mystĂšres de l'Yonne (Ed. De BorĂ©e 2007) oĂč il est dit que l'amour cachĂ© d'Arvers aurait Ă©tĂ© une jeune fille de sa ville natale, rencontrĂ©e alors qu'ils Ă©taient tous deux adolescents, qu'il ne put ni Ă©pouser ni courtiser, et qui mourut trĂšs jeune ; leurs tombeaux se trouveraient dans le mĂȘme cimetiĂšre.

Malgré cette notoriété, Félix Arvers est inconnu du Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse, pourtant contemporain. Le Nouveau Larousse illustré donne intégralement le fameux sonnet, mais en intervertissant« ma vie » et « mon ùme » dans le premier vers. L'ordre y fut rétabli en 1914.

Pastiches et reprises

Quoi qu'il en soit, le triomphe de ce sonnet fut, bien sûr, de se voir pasticher[4] au-delà du possible. Il y eut des réponses de la femme :

« Ami, pourquoi nous dire, avec tant de mystÚre,
Que l'amour éternel en votre ùme conçu,
Est un mal sans espoir un secret qu'il faut taire,
Et comment supposer qu'Elle n'en ait rien su ?

Non, vous ne pouviez point passer inaperçu,
Et vous n'auriez pas dĂ» vous croire solitaire.
Parfois les plus aimés font leur temps sur la terre,
N'osant rien demander et n'ayant rien reçu.

Pourtant Dieu mit en nous un cƓur sensible et tendre,
Toutes dans le chemin, nous trouvons doux d'entendre
Un murmure d'amour élevé sur nos pas.

Celle qui veut rester Ă  son devoir fidĂšle
Est Ă©mue en lisant ces vers tout remplis d'elle,
Elle avait bien compris... mais ne le disait pas. »

Une autre, plus dĂ©vergondĂ©e, n’hĂ©sitait pas Ă  dire :

« Mon cher, vous m'amusez quand vous faites mystÚre
De votre immense amour en un moment conçu.
Vous ĂȘtes bien naĂŻf d'avoir voulu le taire,
Avant qu'il ne fût né je crois que je l'ai su.

Pouviez-vous, m'adorant, passer inaperçu,
Et, vivant prĂšs de moi, vous sentir solitaire ?
De vous il dĂ©pendait d'ĂȘtre heureux sur la terre :
Il fallait demander et vous auriez reçu.

Apprenez qu'une femme au cƓur Ă©pris et tendre
Souffre de suivre ainsi son chemin, sans entendre
L'ami qu'elle espérait trouver à chaque pas.

Forcément au devoir on reste alors fidÚle !
J'ai compris, vous voyez, « ces vers tout remplis d'elle. »
C'est vous, mon pauvre ami, qui ne compreniez pas. »

Une demi-mondaine n’y allait pas par quatre chemins :

« Montre enfin au grand jour, loin d’en faire mystĂšre,
Ce dĂ©sir d’ĂȘtre aimĂ© par tout homme conçu !
Mal d’amour, mon chĂ©ri, ne devrait pas se taire :
Pouvais-je le guĂ©rir avant de l’avoir su ?

Jamais un beau garçon ne passe inaperçu

Tu n’es pas nĂ© pour vivre et languir solitaire.
Viens trouver dans mes bras le bonheur sur la terre,
Et ne t’en prends qu’à toi si tu n’as rien reçu.

Tu verras que je suis bien faite, ardente et tendre,
Ni prude, ni bĂ©gueule et prĂȘte Ă  tout entendre,
Sachant par le menu ce que c’est qu’un faux pas.

Elle ne jure point de te rester fidĂšle,
Cette folle amoureuse ! Un jour, tu diras d’elle :
« Quelle fille c’était ! »  mais ne l’oublieras pas ! »

Et un séducteur, beaucoup plus sûr de lui, affirmait tranquillement :

« Je n’aurai pas longtemps laissĂ© dans le mystĂšre
Mon amour insensé subitement conçu.
Plein de dĂ©sir, d’espoir, je ne pouvais me taire ;
Celle dont je suis fou du premier jour l’a su.

Jamais je n’ai passĂ© prĂšs d’elle inaperçu.
À ses cĂŽtĂ©s comment se croire solitaire ?
Pour moi j’aurai goĂ»tĂ© le bonheur sur la terre,
Osant tout demander, d’avoir beaucoup reçu.

Dieu ne l’avait pas faite en vain jolie et tendre.
Elle a dans son chemin trouvĂ© trĂšs doux d’entendre
Les aveux qu’un amant murmurait sur ses pas.

À l’austùre devoir, j’en conviens, peu fidùle,
Elle saura, lisant ces vers tout remplis d’elle,
Le nom de cette femme
 et ne le dira pas. »

Maurice Donnay a donné ce pastiche dans Autour du Chat Noir (1926) :

SONNET
J’ai refait le sonnet d’Arvers
À l’envers.

« Mon ùme est sans secret, ma vie est sans mystÚre,
Un déplorable amour en un moment conçu ;
Mon malheur est public, je n’ai pas pu le taire :
Quand elle m'a trompé, tout le monde l'a su

Aucun homme à ses yeux ne passe inaperçu ;
Son cƓur par-dessus tout craint d’ĂȘtre solitaire ;
Puisqu’il faut ĂȘtre deux pour le bonheur sur terre,
Le troisiÚme par elle est toujours bien reçu.

Seigneur, vous l’avez faite altruiste et si tendre
Que, sans se donner toute, elle ne peut entendre
Le plus discret désir murmuré sous ses pas.

Et, ïŹdĂšle miroir d’une chĂšre inïŹdĂšle,
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d'elle :
« Je connais cette femme »  et n'insistera pas. »

Dans la deuxiĂšme moitiĂ© du XXe siĂšcle le sonnet d’Arvers eut encore les honneurs de Roland Bacri, ce collaborateur du Canard enchaĂźnĂ© qui parlait si naturellement en vers que ses amis furent obligĂ©s de lui offrir un Dictionnaire des mots qui ne riment pas. Cette fois-ci le soupirant appartenait Ă  un sexe surnumĂ©raire et - faut-il le dire ? - il n'Ă©tait pas amoureux d'une dame puisque le poĂšme s'appelait Le garçonnet d’Arvers (ou d'Ă  revers, suivant les Ă©ditions). AprĂšs nous avoir appris que « Le mĂąle est sans espoir
 ». Le sonnet se terminait, comme on devine, par cette chute (de reins) : « Quel est donc cet infĂąme ? et ne comprendra pas. »

L'oulipien Jacques Bens, dans Le Voyage d'Arvers[5] a réécrit le Sonnet, à la gloire de sa cave à vin :

« Ma cave a son secret, mon cellier son mystÚre :
Le code de mes crus, spécialement conçu.
Chaque vin a sa clé, qu'il me convient de taire.
Aucun de mes amis n'en a jamais rien su.
[...] »

D'autres pasticheurs, enfin, oubliaient complÚtement le thÚme et ne voyaient plus dans le poÚme qu'un prétexte à bouts-rimés. Jean Goudezki écrit :

« Mon cadre a son secret, ma toile a son mystÚre :
Paysage éternel en un moment conçu,
Suis-je un pré ? suis-je un lac ? Hélas je dois le taire
Car celui qui m'a fait n'en a jamais rien su.

Hélas, j'aurai passé sur terre inaperçu,
Toujours assez coté mais pourtant solitaire,
Et mon auteur ira jusqu'au bout de la Terre
Attendant la médaille et n'ayant rien reçu.

Le public, quoique Dieu l'ait fait gobeur et tendre,
Passera devant moi, rapide, sans entendre,
Malgré mon ton criard mes appels sur ses pas.

Au buffet du salon pieusement fidĂšle,
Il va dire, en buvant son verre rempli d’ale :
« Quels sont ces épinards ? » et ne comprendra pas. »

Adaptations musicales

Le poĂšme a Ă©tĂ© mis en musique par Charles-Marie Widor, Martial Caillebotte, Émile Pessard, Joseph Darcier, Georges Bizet en 1868, sous le titre Ma vie a son secret[6], Jean-Baptiste Faure (1878)[7] et par Serge Gainsbourg au dĂ©but des annĂ©es 1960 sous le titre Le Sonnet d'Arvers. Private Pepper a Ă©galement revisitĂ© le poĂšme sur son EP « After the hit » en 2013.

Notes et références

  1. Le fonds Glinel
  2. Arvers, Poésies. Mes heures perdues. PiÚces inédites. Introduction par Abel d'Avrecourt H. Floury, Paris 1900
  3. Ludovic O'Followell, La vie manquĂ©e de FĂ©lix Arvers, Éditions Humbert et fils, LargentiĂšre (ArdĂšche)
  4. Dr O'Followell. Le sonnet d'Arvers et ses pastiches. (Éditions Humbert, 1948)
  5. BibliothÚque oulipienne, fascicule 112, 1999. Repris dans : Georges Perec / Oulipo, Le Voyage d'hiver et ses suites, Seuil, coll. « Librairie du XXIe siÚcle », (ISBN 978-2-02112732-4)
  6. (en) Ma vie a son secret (Bizet, Georges), International Music Score Library Project
  7. https://www.artlyriquefr.fr/personnages/Faure%20Jean%20Baptiste.html
Cet article est issu de wikipedia. Text licence: CC BY-SA 4.0, Des conditions supplĂ©mentaires peuvent s’appliquer aux fichiers multimĂ©dias.