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Peintures (Segalen)

Peintures est un recueil de poèmes en proses de Victor Segalen, publiĂ© pour la première fois en 1916 dans la Nouvelle Collection "les Proses" chez l’éditeur Georges Crès et Cie. L’auteur prĂ©sente dans l’introduction de son Ĺ“uvre ses poèmes comme des « peintures littĂ©raires Â»[1], des textes qui prĂ©sentent le « spectacle Â» des peintures traditionnelles chinoises au lecteur[2]. Le recueil est dĂ©diĂ© au peintre George-Daniel de Monfreid, ami de Victor Segalen, et qui illustrera les couvertures d’une Ă©dition de RenĂ© Leys et du recueil Les ImmĂ©moriaux.

Genre et genèse

Peintures : reprographie littĂ©raire ou Ĺ“uvre poĂ©tique ?

La question des sources dans les œuvres de Segalen fait débat chez les critiques. Si le recueil Peintures apparaît bien comme une série de description d’œuvres d’art chinoises, la poète ne mentionne nulle part de tableau particulier, ni même d’artiste.

On sait du recueil qu’il trouve son origine dans un projet d’essai sur la peinture chinoise, et qui mutera courant 1912 en une Ĺ“uvre poĂ©tique pour ĂŞtre publiĂ© en 1916. Paul Klee, dans sa ThĂ©orie de l’art moderne[3], considère l’invention par Victor Segalen d’un nouveau genre, Ă  ranger sous l’étiquette « d’équivalent littĂ©raire Ă  la peinture Â» plutĂ´t que de Peintures mĂŞme. Cette affirmation se trouve d’ailleurs justifiĂ© par l’œuvre, qui expose occasionnellement l’absence d’une origine picturale Ă  la description. L’ouverture des "Quatre peintures dioramiques pour les nĂ©omĂ©nies des saisons"[4], par exemple, souligne de manière presque immĂ©diate son rapport ambiguĂ« Ă  l’ekphrasis.

«Voyez… Je vous avais promis des soies encollĂ©es, des panneaux pleins, des frottis d’or au fond de grottes… Mais d’elles-mĂŞmes les soies ont dĂ©chirĂ©, les panneaux, crevĂ© ; vous ne trouvez plus de surface ni de qualitĂ©s connues dans la couleur : ni porcelainique — malgrĂ© l’éclat — ni embaumĂ©e malgrĂ© la profonde Ă©tendue… Que voulez-vous ! ĂŠtre esclaves ? Ceci est peint par la couleur du jour et des saisons ; ceci est peint sur ciel changeant par les signes de beau temps ou de tempĂŞte !» « Quatre peintures dioramiques pour les nĂ©omĂ©nies des saisons Â», Peintures magiques[4]

Ce « manque Â», Ă©tablit dès l’introduction par l’auteur,

« … Vous n’êtes pas déçus ? Réellement, vous n’attendiez pas une représentation d’objets ? Derrière les mots que je vais dire, il y eut parfois des objets ; parfois des symboles ; souvent des fantômes historiques… »[1]

pousse ainsi le lecteur à se concentrer sur un autre projet, d’ordre mélodique[5] et évocatoire[6].

Le Hall de Chaume de Wanluan, Dong Quichang, 1597 (dynastie des Ming)

La tradition de la peinture littéraire en Chine

Parmi la multiplicité des mouvements artistiques chinois, Segalen apprécie particulièrement la peinture littéraire, dans laquelle des poèmes, des textes ou des notes sont ajoutées sur l’œuvre. Cela le distingue, selon Bei Huang, de Claudel, qui lui apprécie plus les calligraphies illustrées, où le texte est plus important que la représentation picturale[7].

Il est alors courant de voir le peintre préciser le lieu ou un détail de la peinture en écrivant sur la toile. Les propriétaires de la peinture peuvent aussi écrire directement sur le tableau, pour communiquer leur enthousiasme face à sa beauté.

Pour un exemple de peinture littéraire, voir l'œuvre du peintre impérial Dong Qichang


Cette tradition du « commentaire Â» inspire Ă  Segalen sa « peinture parlĂ©e Â», qu’il qualifie aussi de « boniment Â»[8].

Une appartenance au cycle chinois ?

Dans la prĂ©face des Ĺ’uvres Complètes de Victor Segalen, volume 2 (Cycle chinois et Cycle archĂ©ologique et sinologique) publiĂ©e dans la collection « Bouquins Â» en 1995 (Ă©dition Robert Laffont), le critique Henry Bouillier explique la dĂ©marche poĂ©tique de Segalen et son rapport Ă  la Chine : malgrĂ© la grand variĂ©tĂ© de forme entre les Ĺ“uvres du Cycle chinois, comme Stèles, Peintures ou ÉquipĂ©e, il y a selon lui la « mĂŞme structure spirituelle fondamentale de l’artiste Â», qui cherche dans l’exotisme et son « esthĂ©tique du Divers Â» un moyen de se redĂ©couvrir par des pratiques poĂ©tiques diffĂ©rentes[9].


Ainsi Segalen lui-mĂŞme dira « Le transfert de l’Empire de Chine Ă  l’Empire du soi-mĂŞme est constant Â» dans une lettre Ă  Henry Manceron[8].

Une posture de conteur ?

Segalen affirme dans Stèle, Peintures, ÉquipĂ©e[10] « Je suis las de l’éternelle attitude du conteur, de celui qui narre. Â». Pourtant, ce projet d’évocation, auquel s’ajoute les interventions omniprĂ©sentes d’un narrateur première personne (et que le « je Â» lyrique tendrait Ă  identifier comme l’auteur lui-mĂŞme) pousse Ă  le considĂ©rer ainsi. De plus, la mise en scène de questions rhĂ©toriques, directes et indirectes, d’adresses directes au lecteur, d’impĂ©ratifs, etc. feint un dialogue en dĂ©pit du caractère monologique du texte. L’ambition de l'auteur est de donner Ă  voir non pas des toiles, mais l’arrière-monde (notion chère Ă  Segalen[11]) qui les contient et qu’elles dĂ©veloppent. De lĂ  le titre de la première partie Les peintures magiques ; un espace rĂ©servĂ©, pour lui au « Peintre seul et [Ă ] ceux qui savent voir Â» (Rondes des Immortels (2)[12]).

Une esthĂ©tique du divers 

L’exotisme: dĂ©crire l’Orient ou l’espace du « Divers Â»

Le poète entreprend de faire imaginer au lecteur des peintures chinoises, et pour cela il recourt Ă  de nombreux procĂ©dĂ©s afin de crĂ©er un sentiment d’exotisme. Il cite des noms chinois frĂ©quemment, et prĂ©sente les spĂ©cificitĂ©s culturelles de la Chine de plusieurs manières : par la description de l’architecture (« Des toits griffus lancent des Palais dans les nues Â»[13].), des habits traditionnels (« ployant Ă©lĂ©gamment leurs robes Ă  traĂ®ne poudrĂ©es Â» [14]) ou mĂŞme des tortures et dĂ©cadences diverses dans la partie « Peintures Dynastiques Â» du recueil[15].

Cependant la question des sources vient remettre en question l’authenticitĂ© de cet exotisme : « Ces peintures sont donc bien « littĂ©raires Â», comme j’ai promis dans la dĂ©dicace. Imaginaires aussi. Â» Segalen, Peintures, Introduction[1].

Si Segalen ne s’appuie pas toujours sur des peintures rĂ©elles, et tire certains textes de son imaginaire propre alors, comme le dit Mohamed Ridha Bouguerra : « Reste Ă  savoir comment le poète a pu, cependant, revĂŞtir d’un caractère exotique des scènes qui ne relèvent pas d’une Chine rĂ©elle et qui ne figurent dans l’album d’aucun MaĂ®tre  ? Manifestement, Segalen a davantage puisĂ© dans une Chine intĂ©rieure de sa propre imagination[16] Â».

Le « Divers Â» exotique ramenĂ© au « Moi Â» poĂ©tique

La Chine devient alors, plus qu’un modèle à décrire, une inspiration, un prétexte à l’élan poétique pour l’auteur[9]. Le poète créé de toutes pièces une image, à la fois étrangère car exotique pour le lecteur, et familière au moins en partie pendant le début du vingtième siècle, période où l’exotisme et l’attraction pour le lointain bat son plein[17].

Le poète concilie cette dualitĂ© entre altĂ©ritĂ© et intimitĂ© en ramenant ses peintures Ă  une unitĂ© : ainsi le lecteur est, par l’adresse directe, amenĂ© de force Ă  partager l’énoncĂ© avec le poète. « Donc, une certaine attention, une certaine acceptation de vous, et, de moi un certain dĂ©bit, une abondance, une emphase, une Ă©loquence sont Ă©galement nĂ©cessaires. Convenez de cette double mise au jeu. Â»[18]

Selon Éliane Formentelli, dans son article Jeu du double ou double jeu [19], cette figure du double est constitutive de l’écriture du recueil. Auteur et lecteur ont chacun un double prĂ©sent dans le texte, et les objets reprĂ©sentĂ©s par les poèmes se dĂ©tachent de tout rĂ©fĂ©rent rĂ©el. Elle cite comme exemple « Portrait fidèle », oĂą le poète dĂ©crit une jeune fille qui ne ressemble pas Ă  son modèle[20]. Elle devient une image de ce qu’aurait Ă©tĂ© celle qu’il aime, si elle l’avait aimĂ© aussi. Cette dualitĂ© est rendu visible notamment par les deux « comme Â» qui n’ont pas la mĂŞme fonction, mais sont rendus proches par l’architecture du poème, ou par l’usage important du pronom personnel Ă  la troisième personne en fonction de complĂ©ment d’objet. Les frontières entre les doubles deviennent confuses: le modèle rĂ©el devient « l’autre Â», et est affectĂ© par le coup de poinçon qui est donnĂ© Ă  son double. « Tout est un. Deux n'est pas deux ». Segalen[21].

Une poétique du rythme

Cet élan poétique, on le retrouve au travers un jeu d’emphase. Des répétitions très nombreuses, des échos d’un tableau à l’autre, avec une récupération de topoï traditionnels occidentaux, tel le rapport à une forme de clairvoyance [22] qui touche cette fois non l’écrivain lui-même, mais son lecteur – celui qui saura voir, comme lui – outre les traditionnels jeux sonores. Au delà, un rapport atypique à la temporalité, et qui passe par le cycle, se manifeste à toutes les échelles de l’œuvre. Au sein des tableaux d’abord, comme Cortège et Trophée, Des tributs des royaumes[23], où l’hypotypose permet de faire se répondre l’ouverture et la fermeture. Au sein des recueils internes ensuite, où les Peintures magiques s’ouvrent et se ferment sur la même composition.

La réception du recueil en Chine

Selon Bai Yunfei dans son article «La rĂ©ception de Victor Segalen en Chine»[24], la rĂ©ception des Ĺ“uvres de Segalen a connu deux grandes phases en Chine. Dans les annĂ©es 1930 il est connu du public chinois pour ses textes racontant ses missions archĂ©ologiques en Chine. C’est seulement dans les annĂ©es 1990 que les intellectuels chinois s’intĂ©resse de plus près Ă  ses Ĺ“uvres littĂ©raires, dont les recueils Stèles et Peintures. Ainsi en 2010 une nouvelle Ă©dition regroupant Peintures et l’Essai sur l’exotisme, traduits en chinois par Bei Huang, a Ă©tĂ© publiĂ©e sous le nom Hua & yiyu qingdiao lun[25]. L’auteur devient alors la figure d’un Ă©crivain ami de la culture millĂ©naire chinoise, qui lui rend hommage, mĂŞme s’il l’utilise uniquement comme inspiration pour son Ă©lan poĂ©tique. Certains universitaires comme Qin Haiying[26] et Bei Huang[27] travaillent en Chine sur des Ă©tudes comparĂ©es entre les Ĺ“uvres de Segalen et des Ĺ“uvres chinoises, et contribuent Ă  rĂ©pandre l’œuvre de Segalen en Chine. Le recueil Peintures inspire mĂŞme Ă  son tour les peintres, comme le montre l’adaptation en vingt tableaux du poème « Tombeau des T’sin Â», par le peintre calligraphe Ye Xin.

Notes et références

  1. Victor Segalen, Peintures (lire en ligne), Introduction
  2. termes cités de l'Introduction du recueil Peintures de Segalen
  3. Bouguerra, Mohamed Ridha, « Écriture, réécriture et art pictural dans Peintures de Victor Segalen », Littératures, Presses universitaires du Mirail, no 74,‎ , p. 175–185 (ISBN 978-2-8107-0451-4, ISSN 0563-9751, lire en ligne, consulté le ).
  4. Victor Segalen, Peintures (lire en ligne), QUATRE PEINTURES DIORAMIQUES POUR LES NÉOMÉNIES DES SAISONS
  5. « Ceci est une Ĺ“uvre rĂ©ciproque : […] de moi un certain dĂ©bit, une abondance, une emphase, une Ă©loquence sont gĂ©nĂ©ralement nĂ©cessaire. Â» (introduction)
  6. « Laissez vous donc surprendre par ceci qui n’est pas un livre, mais un dit, un appel, une Ă©vocation, un spectacle. Â» (introduction)
  7. Bei Huang, Segalen et Claudel. Dialogue Ă  travers la peinture extrĂŞme-orientale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007
  8. VICTOR SEGALEN, Correspondance, Ă©ditions Fayard, coll. « LittĂ©rature Française Â», 2004
  9. Victor Segalen (Édition Ă©tablie par Henry Bouillier), Ĺ’uvres complètes, vol. 2, Paris, Robert Laffont, coll. Â« Bouquins Â», 1995
  10. Victor Segalen (Édition établie par Henry Bouillier, ), Œuvres complètes, vol. 2, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1995, p. 593
  11. « l’avant monde et l’arrière monde, cela d’oĂą l’on vient et cela vers oĂą l’on va ? Â» ÉquipĂ©e
  12. Victor Segalen, Ronde des Immortels (lire en ligne)
  13. « Ronde des Immortels 
  14. « FĂŞte Ă  la cour d’un Prince Ming Â»
  15. Victor Segalen, Peintures Magiques (lire en ligne)
  16. https://journals.openedition.org/litteratures/555?lang=en Écriture, rĂ©Ă©criture et art pictural dans Peintures de Victor Segalen par Mohamed Ridha Bouguerra
  17. Segalen, Victor.– Essai sur l'exotisme– Fata Morgana, 1978
  18. Segalen, Peintures « Introduction Â»
  19. Formentelli Éliane. Jeu du double ou double jeu : les Peintures de Victor Segalen. In: LittĂ©rature, n°81, 1991. Peinture et littĂ©rature. pp. 3-18. http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1991_num_81_1_2560
  20. Segalen, Peintures, « Portrait Fidèle Â»
  21. « Ronde des Immortels Â», Peintures
  22. « Et pourtant, cette vision enivrée, ce regard pénétrant, cette clairvoyance peut tenir lieu pour quelques-uns, — dont vous êtes ? — de toute la raison du monde, et du dieu. » (introduction)
  23. Victor Segalen, Cortèges et Trophées, Des Tributs des Royaumes (lire en ligne)
  24. Bai Yunfei, « La rĂ©ception de Victor Segalen en Chine Â», Perspectives chinoises, 2016/1 http://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/7315
  25. (zh) Victor Segalen, traduction Bei Huang, Hua & yiyu qingdiao lun, Shanghai shudian chubanshe,
  26. Haiying Qin, SEGALEN ET LA CHINE : Écriture intertextuelle et transculturelle , coll. « Critiques LittĂ©raires Â», L’Harmattan, 2003
  27. Segalen, Hua & yiyu qingdiao lun, traduction Bai Huang, 2010
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