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La Mise en scĂšne de la vie quotidienne

La Mise en scĂšne de la vie quotidienne est la traduction française en deux tomes, en 1973, de deux ouvrages indĂ©pendants du sociologue Erving Goffman. Le premier, La prĂ©sentation de soi, publiĂ© en 1956 en Écosse puis en 1959 aux États-Unis[1], dĂ©veloppe une sociologie originale des interactions ordinaires. Le second ouvrage, Les relations en public, a Ă©tĂ© publiĂ© initialement en 1971 et propose diffĂ©rents schĂ©mas d'analyse des interactions interindividuelles.

La Mise en scĂšne de la vie quotidienne
Auteur Erving Goffman
Pays États-Unis
Genre Sociologie
Version originale
Langue anglais
Titre The Presentation of Self in Everyday Life / Relations in Public
Éditeur Anchor Books / Basic Books
Date de parution 1959 / 1971
Version française
Traducteur Alain Accardo / Alain Kihm
Éditeur Les Editions de Minuit
Collection Le Sens commun
Date de parution 1973
Nombre de pages 256 / 372
ISBN 2707300144

La prĂ©sentation de soi est le premier et plus connu des ouvrages du sociologue, grĂące auquel il a remportĂ© un McIver Award de l'association amĂ©ricaine de sociologie[2]. L'ouvrage compte Ă©galement parmi les dix plus importants du XXe siĂšcle en sociologie selon l'association internationale de sociologie[3]. Le livre a pour objet « la vie sociale qui s’organise dans les limites physiques d’un immeuble ou d’un Ă©tablissement ». Comment une personne se prĂ©sente-t-elle ? Comment prĂ©sente-t-elle son activitĂ© aux autres ? Comment gĂšre-t-elle les impressions qu’elle laisse ? Que peut-elle et ne peut-elle pas faire lors d'une interaction ? Erving Goffman y adopte de temps Ă  autre des mĂ©taphores tirĂ©es du vocabulaire du thĂ©Ăątre - trait qui a Ă©tĂ© accentuĂ© dans la traduction française[4].

La Présentation de soi

Chapitre I : Les représentations

Dans la vie quotidienne, un individu en interaction avec un autre individu est donc vu par Goffman comme un acteur en reprĂ©sentation, dans la mesure oĂč il doit maintenir une dĂ©finition convenable de la situation, c’est-Ă -dire qu’il doit maĂźtriser l’impression qu’il donne de son activitĂ© au cours de sa reprĂ©sentation par diffĂ©rents procĂ©dĂ©s de mise en scĂšne. Il doit « influencer les autres participants » et il joue toujours un rĂŽle, lequel peut ĂȘtre diffĂ©rent selon la nature des interactions. Il dispose de diffĂ©rents modes opĂ©ratoires, rĂ©sumĂ©s dans ce chapitre.

  • La Conviction de l’Acteur : L’acteur qui joue un rĂŽle exige du public qu’il le prenne au sĂ©rieux. Il donne un spectacle Ă  l’attention des autres, afin de montrer que les choses sont bien ce qu’elles ont l’air d’ĂȘtre. Mais l’acteur, y croit-il, lui ? Goffman distingue la SincĂ©ritĂ© de l’acteur (Ă©tat de croyance), c’est-Ă -dire les « acteurs qui croient en l’impression produite par leur reprĂ©sentation », qui sont « pris Ă  leur propre jeu », du cynisme (Ă©tat d’incrĂ©dulitĂ©). On peut toujours passer de l’un Ă  l’autre.
  • La Façade : « On a dĂ©signĂ© jusqu’ici le terme de reprĂ©sentation pour dĂ©signer la totalitĂ© de l’activitĂ© d’un acteur qui se dĂ©roule dans un laps de temps caractĂ©risĂ© par la prĂ©sence continuelle de l’acteur en face d’un ensemble dĂ©terminĂ© d’observateurs influencĂ©s par cette activitĂ© ». La façade est l’appareillage symbolique utilisĂ© par l’acteur durant sa reprĂ©sentation, qui a pour but de « fixer la dĂ©finition de la situation »

L’acteur dispose donc du dĂ©cor (la toile de fond, les accessoires, les Ă©lĂ©ments scĂ©niques) et de la façade personnelle (signes distinctifs, vĂȘtements, sexe, Ăąge, caractĂ©ristiques raciales, taille, attitude, façon de parler, mimiques, comportements gestuels, etc. certaines de ces caractĂ©ristiques sont changeantes). On distingue avant tout son apparence (statut social) et ses maniĂšres (le comportement que l’acteur souhaite tenir durant l’interaction). Un acteur peut avoir une place unique dans une petite communautĂ©, mais, Ă  mesure que celle-ci s’accroĂźt, le systĂšme d’identification et de traitement se fait par clans. La façade devient alors reprĂ©sentation collective.

  • La RĂ©alisation Dramatique : Elle consiste pour l’acteur Ă  exprimer pendant l’interaction ce qu’il souhaite communiquer, de maniĂšre Ă  pouvoir accomplir sa tĂąche. NĂ©anmoins, s’il en fait trop dans l’expression, il ne pourra pas en faire assez dans l’action. Si l’on observe la rĂ©alisation dramatique non plus du point de vue de la reprĂ©sentation mais de celui des acteurs participants Ă  celle-ci, on voit que certains acteurs ne s’intĂ©ressent qu’aux routines qui leur permettent de dramatiser leur rĂ©putation. À titre d’exemple, « Le style aristocratique, dit-on, consiste Ă  mobiliser toutes les activitĂ©s mineures » que les autres classes dĂ©laissent et « Ă  y incorporer tous les signes du caractĂšre, de la puissance et de la distinction ».
  • L’IdĂ©alisation : « la tendance des acteurs Ă  donner Ă  leur public une impression idĂ©alisĂ©e par tous les moyens ». Pour avoir du succĂšs, l’acteur doit donner un spectacle qui illustre, aux yeux des spectateurs, les stĂ©rĂ©otypes de son activitĂ©. Goffman remarque que l’idĂ©alisation est une caractĂ©ristique essentielle Ă  l’ascension sociale, qui implique forcĂ©ment pour l’acteur des reprĂ©sentations appropriĂ©es, et un maintien de la façade. Mais, afin d’idĂ©aliser une reprĂ©sentation, un individu peut mĂȘme volontairement se placer dans une position infĂ©rieure « Ă  celle qu’il se reconnait secrĂštement ». Ainsi, par exemple, les afro-amĂ©ricains des Ă©tats sudistes « se croyaient parfois obligĂ©s d’adopter (
) un air ignare, des maniĂšres gauches et brouillonnes » Ă  l’égard des blancs.

L’idĂ©alisation revĂȘt par ailleurs un autre caractĂšre : celui de donner au public une impression idĂ©alisĂ©e de la relation que l’acteur entretient avec lui. PremiĂšrement, « les acteurs donnent souvent l’impression que leur rĂŽle actuel est leur seul rĂŽle, ou du moins le plus important ». Il a donc tendance Ă  sĂ©parer ses publics, et Ă  maintenir ces sĂ©parations. L’acteur persuade donc son public que la reprĂ©sentation qu’il lui donne Ă  une « qualitĂ© spĂ©ciale ». S’il refusait de mettre fin Ă  cette sĂ©paration, « et Ă  l’illusion qu’elle entretient, le public s’y opposerait dans bien des cas ». En effet, la reprĂ©sentation de l’acteur est un repĂšre essentiel de son activitĂ©. Ce repĂšre est une Ă©conomie de temps et d’énergie pour le public, qui, en traitant l’acteur « en fonction de son seul aspect professionnel », Ă©vite le contact et le « partage des Ă©preuves, des soucis, et des secrets personnels ». En fait, si l’acteur dĂ©cidait de se comporter de la mĂȘme façon avec tout le monde, le public ne saurait plus quoi penser de lui.

  • La cohĂ©rence de l’expression : Les maladresses, « fausses notes », peuvent provoquer une rupture de ton qui « affecte la reprĂ©sentation tout entiĂšre ». S’il trĂ©buche, baille, commet un lapsus, etc. l’acteur parait incompĂ©tent. S’il est nerveux, s’il a l’air coupable, embarrassĂ©, etc. il peut « donner l’impression de s’intĂ©resser trop ou trop peu Ă  l’interaction ». Enfin, si le dĂ©cor n’est pas en ordre, la reprĂ©sentation de l’acteur risque d’en pĂątir. L’impression de rĂ©alitĂ© qui doit ĂȘtre donnĂ©e par une reprĂ©sentation est toujours fragile. La cohĂ©rence de l’impression est une des expressions de la stabilitĂ© de notre moi social, produit de la socialisation, qui Ă  la diffĂ©rence de notre moi intime, n’est pas sujet aux fluctuations d’humeur ou d’énergie. Goffman cite Ă  ce sujet George Santayana : « il nous faut assidĂ»ment cacher toutes nos inĂ©galitĂ©s d’humeur et de conduite, sans ĂȘtre hypocrites pour autant, puisque le personnage que nous avons choisi Ă  dessein est plus authentiquement nous-mĂȘme que ne l’est le flot de nos rĂȘveries involontaires (
) La connaissance de soi, comme tout art ou toute science, transpose son objet dans un nouveau registre, celui des idĂ©es, ou il perd ses anciennes dimensions et son ancienne place. La conscience transforme nos habitudes animales en engagements et en devoirs, et nous devenons des “personnes” ou des masques ». L’acteur s’accroche donc Ă  l’image qu’il renvoie. La visibilitĂ© de certaines de ces facettes (telles que la façade), combinĂ©es Ă  l’invisibilitĂ© de certaines autres, l’aide Ă  tenir son rĂŽle.
  • La ReprĂ©sentation Frauduleuse : Être pris en flagrant dĂ©lit de mensonge durant une interaction ruine la façade de l’acteur. Cependant, il existe de nombreuses situations ou un mensonge n’est pas considĂ©rĂ© comme abominable. Dans la vie quotidienne, l’acteur peut crĂ©er une impression fausse sans forcĂ©ment « mentir », par insinuation, ambiguĂŻtĂ© calculĂ©e, ou par mensonge par omission, cela se pratique trĂšs bien au sein des agences immobiliĂšres ou dans l’administration par exemple. D’autre part, une reprĂ©sentation mensongĂšre est fausse, et elle diffĂšre en ce sens des reprĂ©sentations ordinaires. Cela dit, dans les deux cas, l’acteur est contraint de maintenir une dĂ©finition de la situation, ce qui implique une maĂźtrise des caractĂ©ristiques de la reprĂ©sentation dĂ©jĂ  observĂ©es.
  • La Mystification : Avoir le contrĂŽle de ce que les autres perçoivent, c’est avoir le contrĂŽle du contact avec les autres. Pour s’affirmer, l’autoritĂ© a besoin de mettre entre elle et les autres une distance. Il lui faut donc restreindre le contact, maintenir la distance entre elle et le public afin d’engendrer et d’entretenir chez lui une crainte. Le public est alors dit en Ă©tat de mystification. Il contribue largement Ă  cette distance, en respectant et en craignant le sacrĂ© prĂȘtĂ© Ă  l’acteur incarnant l’autoritĂ©. Ceci Ă©tant dit, le respect et la crainte maintenant les distances sociales se manifestent Ă©galement entre deux personnes de mĂȘme rang. Cette distance, qui est en fait notre sphĂšre idĂ©ale, notre honneur, notre personnalitĂ©, permet Ă  l’acteur de fabriquer l’impression de son choix.
  • RĂ©alitĂ© et Simulation : Goffman tient ici Ă  Ă©carter le dualisme communĂ©ment admis dans la culture anglo-saxonne entre la reprĂ©sentation vĂ©ritable (sincĂšre, honnĂȘte), que l’on considĂšre d’ordinaire spontanĂ©e et la reprĂ©sentation simulĂ©e (mensongĂšre), calculĂ©e. Cette conception constitue pour lui une « piĂštre analyse ». En effet, « si une reprĂ©sentation doit avoir lieu, les tĂ©moins dans leur majoritĂ© doivent croire Ă  la sincĂ©ritĂ© des acteurs » et « il n’est pas nĂ©cessaire de croire sincĂšrement Ă  son rĂŽle pour le jouer de façon convaincante ». N’importe qui est capable d’apprendre le texte d’un rĂŽle. Les rĂŽles que nous tenons, nous apprenons chaque jour comment les jouer par la socialisation. L’acteur normal, comme l’acteur moins honnĂȘte s’exprime d’une façon thĂ©Ăątrale, qui prĂ©existe dans son rĂ©pertoire. Être « rĂ©ellement » un certain type de personne, c’est « adopter les normes de la conduite et de l’apparence que le groupe social y associe. La facilitĂ© avec laquelle les acteurs mĂšnent Ă  bien, sans avoir besoin d’y rĂ©flĂ©chir, et, malgrĂ© tout de façon consĂ©quente, ces routines conformes aux normes, signifie non pas qu’il n’y a pas eu de reprĂ©sentation, mais tout simplement que les participants ne se sont pas rendu compte qu’il y en avait une ». Être rĂ©ellement un type de personne, c’est quand mĂȘme ĂȘtre un acteur. Pour illustrer son propos, Goffman cite le fameux exemple du garçon de cafĂ© de Jean-Paul Sartre : « Le garçon de cafĂ© joue avec sa condition pour la rĂ©aliser. Cette obligation ne diffĂšre pas de celle qui s’impose Ă  tous les commerçants ; leur condition est toute de cĂ©rĂ©monie, le public rĂ©clame d’eux qu’ils la rĂ©alisent comme une cĂ©rĂ©monie. (
) Un Ă©picier qui rĂȘve est offensant pour l’acheteur, parce qu’il n’est plus tout Ă  fait un Ă©picier. (
) Voila bien des prĂ©cautions pour enfermer l’homme dans ce qu’il est. »

Chapitre II : Les Ă©quipes

On pourrait penser qu’une reprĂ©sentation n’est que le prolongement de l’expression d’un acteur. Or, bien souvent, elle sert plutĂŽt Ă  exprimer les caractĂ©ristiques de la tĂąche effectuĂ©e par l’acteur. La façade personnelle de l’acteur, c’est la façade de son employeur. « Le terme “ Ă©quipe de reprĂ©sentation ” ou, plus briĂšvement, “ Ă©quipe ”, dĂ©signera tout ensemble de personnes coopĂ©rant Ă  la mise en scĂšne d’une routine particuliĂšre ». Il se produit aussi bien une impression d’équipe quand ses membres donnent des reprĂ©sentations identiques que lorsqu’ils donnent des reprĂ©sentations diffĂ©rentes mais accordĂ©es.

On peut concevoir une interaction entre deux personnes comme une interaction entre deux Ă©quipes d’un seul membre. Pour Goffman, le concept d’équipe Ă  un membre dĂ©finit assez bien la situation oĂč l’acteur est pris Ă  son propre jeu, devenant « son propre public », c’est-Ă -dire quand il a « intĂ©riorisĂ© les normes qu’il s’efforce de maintenir auprĂšs d’autrui, Ă  tel point que sa conscience l’oblige Ă  agir d’une façon acceptable ».

Un Ă©quipier peut ne pas ĂȘtre particuliĂšrement apprĂ©ciĂ© par son Ă©quipe, mais celle-ci ne peut nĂ©gliger la menace qu’il fait peser sur la dĂ©finition de la situation. Chaque Ă©quipier compte sur la bonne conduite de ses partenaires. L’unanimitĂ© est une des exigences de la reprĂ©sentation d’équipe. La bonne transmission de l’information, ainsi que la solidaritĂ© permettent Ă©galement de maintenir une bonne dĂ©finition de la situation : « il est Ă©vident que, si des acteurs se prĂ©occupent de maintenir une ligne de conduite, ils choisiront comme Ă©quipiers des gens Ă  qui ils peuvent se fier pour jouer correctement un rĂŽle ».

Les Ă©quipes tendent Ă  dĂ©velopper une familiaritĂ© lorsqu’ils sont entre eux. Celle-ci dĂ©coule d’« un systĂšme de rapports bien rĂ©glĂ©, automatiquement Ă©tendu Ă  un individu et acceptĂ© par lui dĂšs qu’il prend place dans l’équipe ». Il faut cependant distinguer l’équipe de la clique. La clique se forme Ă  l’intĂ©rieur d’une Ă©quipe. Elle a pour fonction, pour ses membres, de mettre Ă  distance les Ă©quipiers indĂ©sirables, de les protĂ©ger d’une identification avec eux.

Le dĂ©cor social de l’interaction (boutique, bureau, maison, etc.) est souvent « montĂ© et organisĂ© » par une Ă©quipe. Il fait passer une information, un sentiment, il permet aux acteurs de recourir Ă  certaines astuces dans la gestion des impressions. Le contrĂŽle de celui-ci constitue pour elle un avantage lors de la reprĂ©sentation.

Le directeur d’une Ă©quipe en reprĂ©sentation tient plusieurs rĂŽles. Il doit la diriger, la corriger, donner le ton, distribuer les rĂŽles et dĂ©finir leurs façades personnelles, assumer la reprĂ©sentation auprĂšs du public. Au dĂ©part membre de l’équipe, le directeur finit parfois dans un « rĂŽle marginal entre le public et les acteurs ».

Lorsqu’une reprĂ©sentation met en scĂšne plusieurs acteurs, un membre de l’équipe est souvent mis en vedette (par exemple le roi). Mais, d’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, les acteurs n’ont pas toujours le mĂȘme rĂŽle Ă  tenir, et n’ont donc pas toujours dans la reprĂ©sentation le mĂȘme « relief dramatique ». Il est important de distinguer ce relief dramatique de l’autoritĂ© directoriale, car celle-ci est en rĂ©alitĂ© souvent au second plan dans une reprĂ©sentation. On voit que certains acteurs dans une Ă©quipe en reprĂ©sentation ont un « rĂŽle strictement cĂ©rĂ©moniel », tandis que d’autres n’apparaissent que rarement en public. Goffman constate, Ă  son Ă©poque, que le mari doit procurer un certain niveau de vie Ă  sa famille, mais que c’est sa femme qui a le rĂŽle d’en faire l’étalage. Pour lui, une Ă©quipe ressemble un peu Ă  une sociĂ©tĂ© secrĂšte : on doit cacher la façon dont on coopĂšre.

Chapitre III : Les régions et le comportement régional

On peut dĂ©finir une rĂ©gion comme « un lieu bornĂ© par des obstacles Ă  la perception » (vitres, cloisons, etc.). Les acteurs associent Ă  ces lieux dĂ©terminĂ©s certaines attentes relatives au comportement. Ils se sentent guidĂ©s par la reprĂ©sentation qui y prend place. On dĂ©signe « rĂ©gion antĂ©rieure » le lieu ou se dĂ©roule la reprĂ©sentation. Dans la rĂ©gion antĂ©rieure, l’acteur est soumis envers le public Ă  l’obligation de respecter deux normes : la politesse, lorsqu’il traite directement avec lui (paroles, gestes dans la conversation). La deuxiĂšme norme est la biensĂ©ance, soit la façon dont l’acteur se comporte lorsqu’il est dans le champ visuel du public. La maniĂšre est importante pour la politesse et l’apparence l’est pour la biensĂ©ance. La biensĂ©ance rĂ©pond a deux catĂ©gories de normes : les normes morales (respect des affaires d’autrui, de sa personne physique, etc.) et les normes instrumentales (respect du matĂ©riel, maintien du rythme, « semblant de travail » — il faut faire semblant de travailler, et, dans certains cas aussi, de ne pas travailler — etc.). Ces deux normes, l’acteur les observe de la mĂȘme façon.

On dĂ©signe « rĂ©gion postĂ©rieure » la zone de coulisse d’une reprĂ©sentation donnĂ©e, ou l’on peut « contredire sciemment l’impression produite par la reprĂ©sentation ». L’acteur peut s’y dĂ©tendre, « abandonner sa façade, cesser de rĂ©citer un rĂŽle, et dĂ©pouiller son personnage ». C’est lĂ  ou l’on prĂ©pare, rectifie la reprĂ©sentation, que l’on corrige ou Ă©limine les membres dĂ©faillants de l’équipe. L’acteur est sĂ»r d’y ĂȘtre sĂ©parĂ© du public. Le langage, la tenue, l’habillement, la conduite, tout y est diffĂ©rent, « rĂ©gressif ». Le comportement de coulisse discrĂ©dite forcĂ©ment le comportement de la reprĂ©sentation, on le voit, par exemple, quand un invitĂ© d’une Ă©mission de radio oublie qu’il est en fait Ă  l’antenne. Des situations similaires peuvent se produire au quotidien, lorsque le mur sĂ©parant deux voisins n’est pas assez Ă©pais, ou lorsque deux personnes se rencontrent aux toilettes. On voit l’acteur prendre un masque lorsqu’il quitte la coulisse et entre dans le lieu oĂč il doit rencontrer le public. Ce phĂ©nomĂšne est aussi visible dans le sens inverse. La division rĂ©gion antĂ©rieure/postĂ©rieure, les frontiĂšres entre les deux, existent partout dans la sociĂ©tĂ©, dans chaque foyer (salon/salle de bains, chambre Ă  coucher). Il y a des piĂšces ou l’on prĂ©pare le corps, la nourriture, et d’autres ou on les prĂ©sente. Il existe, en plus de l’exigence de « semblant de travail » dans la rĂ©gion antĂ©rieure, une exigence de « semblant d’apparence » dans le dĂ©cor, qui tranche parfois brutalement avec celui de la rĂ©gion postĂ©rieure. Goffman constate de plus que « MĂȘme lorsque la reprĂ©sentation habituelle n’est pas en train de s’y dĂ©rouler, l’endroit tend Ă  conserver dans une certaine mesure son caractĂšre de rĂ©gion antĂ©rieure ».

Cependant, gardons bien Ă  l’esprit qu’« il n’existe pas, dans la rĂ©alitĂ© concrĂšte des conduites qui seraient toutes de spontanĂ©itĂ© ou au contraire d’autres qui seraient toute entiĂšre de cĂ©rĂ©monie ». Des individus qui composent une Ă©quipe lors d’une reprĂ©sentation peuvent devenir acteurs et public dans une autre, ce qui provoque chez eux des sentiments de culpabilitĂ© et d’incrĂ©dulitĂ©. L’activitĂ© est toujours concrĂštement un compromis entre ces deux situations, ce qui donne trois sortes de restrictions Ă  la familiaritĂ© des coulisses :

– L’acteur souhaite apparaĂźtre comme quelqu’un de loyal, disciplinĂ© Ă  qui l’on peut confier des secrets.

– Les acteurs doivent parfois se remonter le moral et se donner l’impression que tout va bien se passer.

– Les diffĂ©rences sociales, d’ñge, de sexe, etc. limitent la familiaritĂ© et imposent un maintien des apparences.

Les individus sont lucides sur eux-mĂȘmes (ce qu’ils font dans la coulisse) mais se mĂ©prennent sur les autres. Goffman explique que ce facteur est un frein Ă  la mobilitĂ© sociale. Les individus de condition Ă©levĂ©e ne sont pas en rĂ©alitĂ© moins familiers ou vulgaires que les ouvriers, mais ils ont moins souvent l’occasion de l’ĂȘtre. Enfin, notons qu’un acteur peut se sentir obligĂ© d'adopter des maniĂšres familiĂšres dans la coulisse et donc de traiter le comportement de dĂ©tente comme une reprĂ©sentation oĂč il joue un personnage. La dĂ©tente est donc remise Ă  plus tard. On peut ajouter une troisiĂšme rĂ©gion, rĂ©siduelle, « constituĂ©e par tous les lieux autres que les deux rĂ©gions dĂ©jĂ  recensĂ©es et que l’on peut dĂ©signer comme “rĂ©gion extĂ©rieure”, oĂč se trouvent des “personnes extĂ©rieures” Ă  la reprĂ©sentation. On sait que les acteurs prĂ©tendent que le rĂŽle qu’ils jouent au moment oĂč ils le jouent est le plus important. On en dĂ©duit qu’ils ne jouent qu’un seul rĂŽle. Lorsqu’un individu assiste Ă  une reprĂ©sentation qui ne lui est pas destinĂ©, il perd ses illusions sur l’acteur, et sur sa reprĂ©sentation. L’acteur s’en trouve embarrassĂ©. Goffman cite Kenneth Burke: « Si l’homme qui se comporte en tyran au bureau et en femmelette Ă  la maison devait soudain devenir l’employeur de sa femme ou de ses enfants, il trouverait son procĂ©dĂ© de dissociation inadĂ©quat et pourrait se sentir dĂ©sorientĂ© et tourmentĂ© ». Il ne sait plus comment agir, ni comment jouer. L’acteur doit sĂ©parer ses diffĂ©rents publics, “de sorte que les gens qui le voient dans l’un de ses rĂŽles ne le voient pas dans un autre”. Il lui faut pour cela contrĂŽler la rĂ©gion antĂ©rieure. L’acteur doit aussi bien Ă©carter les membres du public qui pensent qu’il joue mal que ceux qui sont trop habituĂ©s Ă  l’avoir vu jouer diffĂ©remment. Lorsqu’il Ă©choue Ă  sĂ©parer ses publics, et qu’une personne de l’extĂ©rieur joue les trouble-fĂȘte, deux chances peuvent s’offrir Ă  l’acteur. Soit le public dĂ©jĂ  prĂ©sent devient son complice, soit il fait croire Ă  l’intrus qu’il a dĂ©jĂ  vu qu’il Ă©tait lĂ  depuis longtemps. Mais, fatalement, la prĂ©sence d’un intrus bouscule la reprĂ©sentation en cours et produit une gĂȘne. C’est pourquoi, quand c’est possible, on fait comme si l’intrus n’était pas lĂ , ou on lui demande de “rester dehors”.

Chapitre IV : Les rĂŽles contradictoires

Il y a toujours des faits qui menacent la cohĂ©rence d’une reprĂ©sentation donnĂ©e et l’impression qu’elle donne. Ils forment une “ information destructive ”, que l’équipe doit cacher au public et conserver secrĂšte. Chaque type de secret est dĂ©fini par “ la fonction que le secret remplit et par sa relation avec l’idĂ©e que les autres se font de son dĂ©tenteur ”. Il y a :

  • Les secrets “ inavouables ”, incompatibles avec l’image que l’équipe s’efforce de maintenir devant son public, et qu’elle n’a pas tout Ă  fait reconnu elle-mĂȘme.
  • Les secrets stratĂ©giques, que l’on cache au public “ afin de l’empĂȘcher de s’adapter de façon efficace Ă  la situation ” que l’équipe se propose d’instaurer. Ils ne sont pas forcĂ©ment inavouables mais ils provoquent tout de mĂȘme une rupture de la reprĂ©sentation, car l’équipe “ fait la constatation brutale qu’il est inutile et absurde de maintenir les prĂ©cautions, la rĂ©serve et l’ambiguĂŻtĂ© calculĂ©e de la situation ”. Ils tendent toutefois Ă  ĂȘtre divulguĂ©s une fois la reprĂ©sentation terminĂ©e.
  • Les secrets d’initiĂ©s, “ dont la possession marque l’appartenance d’un individu Ă  un groupe et contribue Ă  ce que le groupe se sente distinct et diffĂ©rent de ceux qui ne sont pas ‘ dans le secret ’ ”. Ils ont donc une fonction d’exclusion.

Il existe deux autres types de secrets, lorsqu’une Ă©quipe connait les secrets d’une autre Ă©quipe :

  • Les “ secrets-confidences ” : Les secrets que le dĂ©tenteur ne doit pas divulguer s’il ne souhaite pas nuire Ă  sa rĂ©putation (ex : les avocats et les secrets de leurs clients)
  • Les “ secrets dont on dispose librement ” : Les secrets de quelqu’un d’autre que l’on peut dĂ©voiler sans se discrĂ©diter.

On a vu qu’il existait trois types de rĂŽles (acteur, public, personnes extĂ©rieures) auxquels correspondent trois types de lieux (rĂ©gions antĂ©rieure, postĂ©rieure, extĂ©rieure) et trois types d’informations (information destructive, dĂ©finition de la situation, et en ce qui concerne les personnes extĂ©rieures, aucune). On pourrait s’attendre Ă  une congruence entre le rĂŽle, le lieu et l’information dont on dispose. En pratique ce n’est pourtant jamais tout Ă  fait le cas. Ainsi, il existe des rĂŽles contradictoires. Il y a d’abord le dĂ©lateur, qui a accĂšs aux coulisses mais qui “ trahit le spectacle au bĂ©nĂ©fice du public ” (traitres, espions). Ensuite, il y a le comparse, qui agit comme s’il Ă©tait dans le public, mais dans l’intĂ©rĂȘt des acteurs, en soutenant le bon dĂ©roulement de la reprĂ©sentation ; les agents, qui utilisent leur duplicitĂ© cachĂ©e au bĂ©nĂ©fice du public (contrĂŽleurs, policiers en civil, client professionnel) ; l’intermĂ©diaire, qui connait les secrets de deux Ă©quipes et assure la mĂ©diation entre elles et, pour finir, la non-personne. Elle est prĂ©sente dans l’interaction mais ne joue aucun rĂŽle, elle est traitĂ©e comme si elle n’était pas lĂ  (domestiques, chauffeurs de taxis, personnes trĂšs jeunes ou trĂšs vielles).

Il y a ensuite les rĂŽles contradictoires tenus par des personnes qui sont absentes de la reprĂ©sentation mais qui possĂšde Ă  son sujet une information inattendue. Au premier rang, le spĂ©cialiste (architecte, dentiste, comptable, etc.). Il est au courant des faits honteux des acteurs. L’acteur ne peut se sentir Ă  l’aise avec ces personnes qui le connaissait “à l’époque ou”, qui ont vu derriĂšre sa façade. C’est particuliĂšrement le cas avec les Ă©ducateurs. Autre rĂŽle similaire, le confident, Ă  qui l’acteur “confie ses fautes, en expliquant pourquoi l’impression donnĂ©e pendant la reprĂ©sentation n’était rien de plus qu’une impression”. Il y a aussi le rĂŽle de collĂšgue, soit les personnes qui “prĂ©sentent la mĂȘme routine au mĂȘme type de public mais qui n’agissent pas ensemble, comme le font les Ă©quipiers”. Puisqu’ils donnent le mĂȘme type de reprĂ©sentations, ils finissent par connaitre les mĂȘmes problĂšmes. Ils ont des points de vue et un langage similaire. Ils n’ont pas “besoin de maintenir entre eux la façade qu’ils maintiennent devant les autres” : ils se confient entre eux des critiques concernant leur profession, leurs autres collĂšgues (supĂ©rieurs, subordonnĂ©s), leur public. Cette confiance repose sur une certaine loyautĂ©. On sait que l’on ne dira rien aux non-initiĂ©s. Pour cela, on teste la camaraderie, par la plaisanterie, Ă  laquelle il ne faut jamais rĂ©pondre avec zĂšle si l’on souhaite s’intĂ©grer dans l’équipe. Dans le monde du travail, certaines conventions ne sont communiquĂ©s que par allusion ou par attitude. Goffman cite Ă  ce propos le sociologue Everett Hughes : “Pour que des hommes puissent se faire librement des confidences, il faut qu’ils puissent considĂ©rer comme allant de soi une bonne partie de leurs sentiments mutuels”. Cette forme de solidaritĂ© entre collĂšgues explique en partie l’endogamie selon Goffman. On s’allie aux personnes de mĂȘme statut car on sait que derriĂšre la façade que l’on maintient en public, on partage une autre façade commune.

Ainsi, entre collĂšgues, on a tendance a exagĂ©rer la familiaritĂ© et a “mettre en question la distance sociale”. À titre d’exemple, certains employeurs peuvent constater que leurs employĂ©s de statut social supĂ©rieur attendent d’eux que le travail soit dirigĂ© dans un style “propre au coulisses”.

Chapitre V : La communication Ă©trangĂšre au rĂŽle

On sait ce qui se passe lorsque deux Ă©quipes se rencontrent : on maintient les impressions et les distances, avec tact. Mais cette distance peut brusquement augmenter ou diminuer lors d’un moment de crise. Goffman Ă©crit » Dans la sociĂ©tĂ© anglo-amĂ©ricaine, « Bon dieu », « Mon dieu », ou les mimiques Ă©quivalentes constituent souvent chez un acteur l’aveu qu’il s’est momentanĂ©ment mis dans une position ou il est Ă©vident qu’il ne peut jouer aucun personnage ». On observe dans ce chapitre quatre types de communications contradictoires Ă  la reprĂ©sentation entretenue par l’acteur lors d’une interaction. Ce sont les communications Ă©trangĂšres au rĂŽle.

Le traitement de l’absent

Dans les coulisses, les membres d’une Ă©quipe ont tendance Ă  dĂ©nigrer le public, ou plus gĂ©nĂ©ralement l’« absent ». Ce dĂ©nigrement en secret sert Ă  maintenir la solidaritĂ© et le moral de l’équipe. « Les sentiments “rĂ©els” des acteurs pour un membre du public (qu’ils soient positifs ou nĂ©gatifs) n’ont pas grand chose Ă  voir avec la façon dont ils le traitent en sa prĂ©sence ou en son absence ». Aux dĂ©pens de l’absent, on se tĂ©moigne un respect mutuel, on compense la dignitĂ© que l’on perd dans notre rapport au public. Ainsi, on dĂ©nigre le public en l’appelant de façon peu flatteuse (par exemple, les camelots appellent leur public des « bourgeois », ou les juifs les non-juifs les « goyims ») ou on le parodie en l’imitant ou en le caricaturant. On se moque mĂȘme du membre de l’équipe qui s’apprĂȘte Ă  partir, que l’on traite en tant que public, comme s’il Ă©tait dĂ©jĂ  parti.

Le discours sur la mise en scĂšne

« Lorsque le public est absent, les Ă©quipiers en viennent Ă  discuter des problĂšmes de mise en scĂšne ». On parle des maniĂšres d’arranger le dĂ©cor, des prĂ©cĂ©dentes ruptures de reprĂ©sentation, des Ă©quipes de collĂšgues, ou de la derniĂšre reprĂ©sentation. En fait, le « discours sur la mise en scĂšne » est plus ou moins du « potinage ».

La complicitĂ© d’équipe

Il s’agit de tous les tĂ©moignages de connivence exprimĂ©s « avec une prudence suffisante pour ne pas porter atteinte aux apparences illusoires qu’on maintient devant le public ». Cette communication s’établit par des indications scĂ©niques, ou par une « complicitĂ© de dĂ©rision (lorsque des employĂ©s font des grimaces Ă  leur patron, quand on griffonne des petits dessins, ou que l’on s’évade en continuant Ă  maintenir la reprĂ©sentation). La complicitĂ© de dĂ©rision se rencontre dans « les situations ou l’acteur est contraint d’adopter une conduite en contradiction profonde avec ses sentiments personnels ». Mais en se moquant du public, ou d’un Ă©quipier, l’acteur montre qu’il se moque aussi de l’interaction, ou qu’il la maĂźtrise. Cette complicitĂ©, l’acteur l’instaure involontairement, sans contrĂŽle prĂ©alable. Ainsi, on comprend l’importance du « second », c’est-Ă -dire « le rĂŽle d’une personne qu’une autre personne introduit Ă  son grĂ© dans sa reprĂ©sentation Ă  seule fin de s’assurer l’agrĂ©ment d’une compagnie. Il est pour le maĂźtre Ă  avoir « toujours quelqu’un avec qui s’allier contre les autres personnes prĂ©sentes ».

Les opérations de réalignement

Lorsque les acteurs sont mĂ©contents d’une situation, ils l’expriment souvent par une communication officieuse (plaisanteries, silences significatifs, insinuations, sous-entendus
) qui ne menace pas le dĂ©roulement de l’interaction. Dans ces cas-lĂ , l’auteur a le droit de nier d’avoir souhaitĂ© sous-entendre quoi que ce soit, et le public peut faire comme s’il n’avait rien entendu. L’équipe cherche ainsi Ă  se mettre dans une position favorable, et du mĂȘme coup Ă  mettre l’équipe adverse dans une position dĂ©favorable. Par la communication officieuse, on cherche Ă  Ă©loigner l’autre Ă©quipe, ou Ă  transformer l’interaction. On peut aussi faire comprendre aux initiĂ©s qu’ils sont entre eux et qu’ils peuvent baisser la garde. Car « lorsque des personnes ignorent rĂ©ciproquement leur opinion et leur statut, un processus de tĂątonnement s’engage par lequel un acteur dĂ©voile petit Ă  petit ses idĂ©es » en leur donnant « un tour ambigu ». Lorsqu’il comprend que l’autre acteur n’a pas les mĂȘmes opinions que lui, il peut s’arrĂȘter, avec tact. Par un double-sens, deux personnes peuvent se communiquer une information « incompatible avec leur relation officielle ».

D’aprĂšs Goffman, l’étude des interactions dans la vie quotidienne montre qu’une Ă©quipe attend toujours d’une autre Ă©quipe qui lui est supĂ©rieure qu’elle sorte un peu de sa rĂ©serve, pour plus de spontanĂ©itĂ©, mais aussi pour tenter d’y gagner un avantage.

Autre opĂ©ration de rĂ©alignement, les « trahisons provisoires ». Elles se dĂ©roulent le plus souvent entre amis, ce sont les flirts entre personnes mariĂ©es, les situations ou les personnes d’un groupe en petit comitĂ© renoncent provisoirement Ă  s’aligner sur leur Ă©quipier le plus proche.

Goffman explique que le besoin humain d’avoir des relations sociales et amicales est motivĂ© par deux grands besoins : « le besoin d’un public devant lequel mettre Ă  l’épreuve les diffĂ©rents personnages qu’on se flatte d’incarner et le besoin d’équipiers avec lesquels Ă©tablir des rapports d’intimitĂ© complice et partager le climat dĂ©tendu des coulisses ». Ces deux besoins peuvent ĂȘtre remplies par les mĂȘmes personnes, dans les rĂ©unions amicales. C’est pour ses raisons que se dĂ©veloppe le rĂŽle de second, toujours disponible pour assister Ă  la reprĂ©sentation de son chef de file, ou pour l’aider Ă  produire l’impression qu’il souhaite donner. La communication Ă©trangĂšre au rĂŽle prouve que la reprĂ©sentation que donne une Ă©quipe permet une « prise de distance suffisante pour concevoir ou pour exĂ©cuter d’autres types de reprĂ©sentations renvoyant Ă  d’autres rĂ©alitĂ©s ».

Chapitre VI : La maĂźtrise des impressions

On a vu que les maladresses pouvaient porter prĂ©judice Ă  la reprĂ©sentation d’un acteur. Il doit Ă©galement se mĂ©fier des intrusions intempestives et des « faux pas », dĂ©clarations verbales ou actes intentionnels dont il ne maitrise pas la portĂ©e. On peut parler de « gaffe » s’il met en danger l’image de son Ă©quipe, et d’impair s’il s’agit de l’image de l’équipe adverse. Il existe Ă©galement des situations ou l’acteur va dĂ©libĂ©rĂ©ment provoquer la rupture, ce sont les « scĂšnes ». Lorsqu’on « fait une scĂšne », on en crĂ©e une nouvelle, ou les rĂŽles d’une Ă©quipe sont Ă  prĂ©sent « redistribuĂ©s en deux ». Il arrive cependant aussi que ce soit le public qui crĂ©e une scĂšne. Ces incidents mettent tout le monde mal Ă  l’aise et l’acteur rĂ©vĂšle au public « une image de l’homme qui se cache derriĂšre le masque ». De plus, « la mythologie d’une Ă©quipe insiste sur ces ruptures ». Les participants ont trois types de techniques pour sauver les apparences. Les mesures dĂ©fensives (« Les attributs et les techniques dĂ©fensifs »). Il y a d’abord la loyautĂ© « dramatique » entre les acteurs. Elle rĂ©clame d’empĂȘcher les acteurs de se lier d’amitiĂ© avec le public, car il pourrait trahir la reprĂ©sentation.

Il y a ensuite la discipline dramaturgique : l’acteur doit savoir taire ses sentiments spontanĂ©s afin de maintenir les apparences et le statu quo imposĂ© par la reprĂ©sentation de son Ă©quipe. Les taquineries constituent Ă  ce titre un procĂ©dĂ© d’initiation visant Ă  tester l’aptitude d’un acteur a rĂ©pondre de façon amicale, sans que sa rĂ©ponse ne corresponde nĂ©cessairement Ă  un rĂ©el sentiment d’amitiĂ©. De mĂȘme, les acteurs doivent agir avec circonspection, afin de ne pas se laisser surprendre. Ainsi, une façon simple d’éviter qu’un acteur ou un membre du public ne dĂ©rape ou ne trahisse la reprĂ©sentation est de limiter la taille des deux Ă©quipes. Pour donner une reprĂ©sentation plus efficace encore, l’acteur doit parfois s’éloigner un peu des faits. Ainsi, il souhaite, Ă  l’instar des spĂ©cialistes ou des commerçants ĂȘtre jugĂ© sur ses compĂ©tences et non sur ses rĂ©sultats.

Il doit toujours prendre en compte l’information laissĂ©e par les conditions de sa reprĂ©sentation. Cette information, l’acteur tente de la masquer si elle lui est potentiellement prĂ©judiciable : par exemple, Ă  Londres, au XIXe siĂšcle, les prostituĂ©es ĂągĂ©es menaient leurs affaires dans les coins les moins lumineux, afin qu’on ne puisse que faiblement entrevoir leur visage. L’acteur prend beaucoup de prĂ©cautions dans des situations ou des consĂ©quences graves pour son image peuvent rĂ©sulter de sa conduite (lorsqu’il est interviewĂ© par exemple : Il ne s’agit pas tant pour lui d’apparaĂźtre sous un jour favorable que d’éviter d’apparaĂźtre sous un jour dĂ©favorable.)

L’équipe prĂ©voit aussi ses moments de dĂ©tente en fonction des occasions qu’elle a de ne pas ĂȘtre surveillĂ©e. Lorsque deux Ă©quipes se rencontrent, les acteurs doivent absolument maintenir leur expression intacte et avoir confiance en leurs Ă©quipiers. À titre de circonspection, Ă  certaines occasions, on fait se dĂ©rouler la reprĂ©sentation selon un protocole, ou toutes les expressions sont organisĂ©es.

Les acteurs bĂ©nĂ©ficient Ă©galement de « techniques de protections ». Souvent, le public et les personnes extĂ©rieures Ă  une reprĂ©sentation font preuve de tact en prĂ©tendant ne pas ĂȘtre concernĂ© par ce qui se passe. Ainsi, par convention, on peut prĂ©tendre ne pas avoir vu l’étourderie d’un acteur, ou agir avec plus de souplesse envers un acteur dĂ©butant, pour ne pas le gĂȘner. Parfois, l’acteur se rend compte que le public fait preuve de tact envers lui. Mais le public peut aussi bien se rendre compte que l’acteur s’en est rendu compte et qu’il se sait par consĂ©quent protĂ©gĂ©. Et l’acteur peut mĂȘme se rendre compte que le public a, en quelque sorte, lu ses cartes. Ces situations intimes peuvent mener au rire, ou Ă  la honte mais, quoi qu’il en soit, « les Ă©quipes sont capables de rapidement reprendre leur physionomie habituelle ».

L’acteur fait donc aussi preuve de « tact concernant le tact ». Il doit ĂȘtre attentif aux allusions du public, qui lui signale qu’il est sur la mauvaise pente. ConformĂ©ment aux usages de la reprĂ©sentation frauduleuse, l’acteur doit mentir sur son apparence ou sur les faits d’une maniĂšre Ă  pouvoir conserver la face si l’on se rend compte du « travestissement » : « Il est recommandĂ© Ă  l’acteur qui Ă©nonce une contre-vĂ©ritĂ© de garder un soupçon d’ironie dans la voix afin de pouvoir dĂ©nier tout sĂ©rieux Ă  ses affirmations et dĂ©clarer s’il venait Ă  ĂȘtre confondu qu’il ne faisait que plaisanter. »

Mais, malgrĂ© toutes ces techniques de protection, les incidents arrivent et le public entrevoit ce qui se passe dans les coulisses. Plus encore, il perçoit alors « l’acteur qui assume ce personnage pour ce qu’il est profondĂ©ment : un comĂ©dien solitaire tourmentĂ© par le souci de sa reprĂ©sentation ». Goffman fournit une description de ce qui peut alors se passer. L’acteur peut finir par avoir honte d’un comportement honnĂȘte s’il engage des impressions dĂ©favorables Ă  tort. Il a honte, croit que sa honte est apparente, et pense que c’est pour cela que sa reprĂ©sentation est mal jugĂ©e. En agissant sur la dĂ©fensive il aggrave son cas, agissant auprĂšs du public comme s’il Ă©tait coupable. Il est possible Ă  chacun de « devenir par instants, Ă  ses propres yeux, la pire personne qu’il puisse imaginer que les autres s’imaginent qu’il est ».

Chapitre VII : Conclusion

On peut selon Erving Goffman analyser une organisation sociale selon quatre perspectives : la perspective « technique », qui juge l’efficacitĂ© et l’inefficacitĂ© d’un systĂšme organisĂ© pour atteindre des objectifs explicitement Ă©tablis. La perspective « politique », qui est une analyse en fonction des diffĂ©rents moyens de « social control », des diffĂ©rents types de sanctions, de gratifications et d’exigences. On peut considĂ©rer une organisation selon une perspective « structurale » ou encore selon un point de vue « culturel », en fonction des valeurs morales qui influencent l’activitĂ© d’une organisation. Goffman propose dans « La prĂ©sentation de soi » une approche dramaturgique.

Cette perspective dramaturgique peut ĂȘtre utilisĂ©e par les quatre approches que nous venons Ă©voquer. D’un point de vue politique, tout pouvoir doit pouvoir effectuer la dĂ©monstration de son autoritĂ©, par la communication, pour persuader son public. D’un point de vue structural, l’image d’un groupe d’un statut supĂ©rieur dĂ©pend des moyens de communication dont il dispose pour imposer une distance avec les autres groupes (voir au chap.1, la mystification). D’un point de vue culturel, les normes morales, « les valeurs culturelles dĂ©finissent dans les moindres dĂ©tails ce que les participants doivent penser sur un grand nombre de sujets et instaurent par-lĂ  mĂȘme un systĂšme d’apparences qu’ils doivent maintenir, qu’ils aient un sentiment rĂ©el en deçà de ces apparences ».

Mais pour Goffman, le systĂšme social est crĂ©Ă© et maintenu par le dĂ©roulement rĂ©gulier de l’interaction. Lors d’une rupture, il se « dĂ©sorganise » : « Chaque nouvelle reprĂ©sentation donne lieu Ă  une nouvelle mise Ă  l’épreuve de la lĂ©gitimitĂ© de ces ensembles et Ă  une remise en question de leur rĂ©putation ». L’acteur impliquĂ© dans cet ensemble se voit lui-mĂȘme comme quelqu’un sur qui on peut compter, qui ne déçoit pas son groupe, lequel compte sur la rĂ©ussite de ses interactions. Une rupture peut dĂ©truire l’image qu’il a de soi. Il semble bien nĂ©anmoins qu’il n’existe pas d’interactions sans risques de se trouver, sinon humiliĂ©, lĂ©gĂšrement embarrassĂ©.

Pour finir, on remarque que le rĂŽle de l’expression est de communiquer des impressions du moi. Toute impression est une source d’information. Dans une interaction, on cherche Ă  identifier ces informations, mais puisque celles-ci ne sont jamais immĂ©diatement perceptibles, l’acteur doit se fier aux apparences (rĂ©pliques, signes, symboles d’appartenance, allusions, etc.). Et « plus la rĂ©alitĂ© qui Ă©chappe Ă  la perception a d’importance pour l’acteur, plus il doit accorder d’attention aux apparences ». Ces apparences, sources d’impressions, dĂ©coulent de « normes relatives Ă  la politesse et Ă  la biensĂ©ance », ce qui montre « combien la vie est enserrĂ©e dans un rĂ©seau de conventions morales ». Lorsque les acteurs se savent observĂ©s, ils se satisfont de l’impression qu’ils sont en train de donner ou ils cherchent Ă  influencer cette impression par « des techniques conformes aux rĂšgles de biensĂ©ance ». Mais il est parfois nĂ©cessaire de recourir Ă  des moyens moins convenables pour influencer son observateur. Les personnes qui estiment qu’elles ne peuvent opĂ©rer sans ces moyens dĂ©cident de « se liguer et de manipuler directement l’impression qu’elles donnent. Elles se transforment en une Ă©quipe d’acteurs et les observateurs se muent en public. (...) Le dĂ©roulement de l’activitĂ© se dramatise ».

Goffman observe la dialectique suivante : les acteurs vivent dans un univers moral. Ils ne se prĂ©occupent pas d’actualiser la morale, mais de donner l’impression qu’ils la suive, par la mise en scĂšne. Le moi de l’acteur ne vient pas de lui, mais du « spectacle de son activitĂ© » : « Un spectacle correctement mis en scĂšne et jouĂ© conduit le public Ă  attribuer un moi Ă  un personnage reprĂ©sentĂ©, mais cette attribution est le produit et non la cause d’un spectacle (...) c’est un effet dramatique qui se dĂ©gage d’un spectacle que l’on propose ». Tous les attributs de l’acteur (son aptitude Ă  apprendre un rĂŽle, sa tendance Ă  rĂȘver qu’il donne une reprĂ©sentation triomphale ou, au contraire, qu’il est humiliĂ© en public, son besoin d’avoir un Ă©quipier ou un public, sa crainte de l’humiliation), » psychobiologiques par nature », semblent pourtant ĂȘtre « l’écho intime des accidents de la mise en scĂšne ».

Pour conclure, Erving Goffman concĂšde que la mĂ©taphore thĂ©Ăątrale ne peut ĂȘtre poussĂ©e que jusqu’à un certain point. En nous imaginant le monde comme une piĂšce de thĂ©Ăątre, nous nous convainquons qu’il ne faut pas le prendre trop au sĂ©rieux. Mais, « Ă  la diffĂ©rence de la vie ordinaire, rien de rĂ©el et d’effectif ne peut arriver aux personnages de thĂ©Ăątre - quoique, bien Ă©videmment, Ă  un autre niveau, quelque chose de rĂ©el et d’effectif puisse se produire touchant la rĂ©putation des acteurs en tant que professionnels dont le travail quotidien consiste Ă  donner des reprĂ©sentations thĂ©Ăątrales »

Liens internes

Notes et références

  1. Macionis, John J. & Gerber, Linda M. ''Sociology 7th Canadian ed.'' (Pearson Canada Inc., 2010) pg.11
  2. (en) A. Javier Trevi-O, « Goffman's Legacy »(Archive.org ‱ Wikiwix ‱ Archive.is ‱ Google ‱ Que faire ?), Rowman & Littlefield, (ISBN 978-0-7425-1978-7)
  3. « ISA - International Sociological Association: Books of the Century », International Sociological Association, (consulté le )
  4. Thura, Mathias, « Une rĂ©Ă©valuation de la mĂ©taphore thĂ©Ăątrale chez Goffman », Revue de synthĂšse, vol. 133, no 4,‎ , p. 565–596 (DOI 10.1007/s11873-012-0205-4)
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