La Douleur du dollar
La Douleur du dollar (titre original : Te di la vida entera) est un roman de l'écrivain cubain Zoé Valdés, paru en 1996. Il a connu un grand succès, notamment en Espagne et en France, et est l'un des livres les plus traduits de son auteur[1]. Le titre original (en français : Je t'ai donné la vie entière) fait écho à l'une des nombreuses chansons évoquées au sein du roman[2], tandis que le titre français évoque un aspect de l'intrigue, et une méprise entre les deux mots « douleur » et « dollar » au sein d'un dialogue[3]. Premier roman rédigé par l'auteur après son départ définitif de Cuba pour vivre en France, La Douleur du dollar est particulièrement marquée par la critique de Fidel Castro et de son régime.
Résumé
La jeune Cuca MartĂnez (surnommĂ©e Cuquita, « cocotte », Caruquita, ou la Niña, « la MĂ´me ») quitte Ă seize ans sa ville natale de Santa Clara et arrive Ă la Havane pour travailler comme bonne chez sa marraine. Elle partage sa chambre avec la Mechunga et la Puchunga, deux bisexuelles qui deviennent ses amies. Avec elles, elle frĂ©quente le cabaret Montmartre et y rencontre Juan PĂ©rez, le Ouane, l'homme de sa vie. Elle ne le retrouve pas avant huit ans, de nouveau au Montmartre. Ils vivent un amour fulgurant, Cuca doit avorter deux fois. Puis, la RĂ©volution change les choses : Juan, qui travaille pour la mafia locale, quitte brusquement Cuca et Cuba pour rejoindre New York. Avant son dĂ©part, il donne Ă Cuca un dollar de 1935 et lui demande de le conserver prĂ©cieusement dans l'attente de son retour.
Cuca accouche d'une fille, MarĂa Regla, sans jamais perdre l'espoir d'un retour du Ouane. MarĂa Regla est une enfant de la rĂ©volution : elle hait son père, devient journaliste pour le pouvoir castriste, et communique peu avec sa mère. Cuca, comme son pays au nom si proche, et comme la Havane, porte les profonds stigmates d'un vieillissement rapide. Dans les annĂ©es 1990, Juan PĂ©rez revient Ă Cuba. Les retrouvailles avec Cuca et sa fille sont chaleureuses mais le Ouane s'est mariĂ© aux États-Unis, avec une autre exilĂ©e cubaine, et est revenu pour rĂ©cupĂ©rer son dollar : le numĂ©ro de sĂ©rie de celui-ci correspond au numĂ©ro d'un compte en Suisse, ses chefs le lui rĂ©clament, et la sĂ©curitĂ© de sa famille amĂ©ricaine en dĂ©pend. Cuca retrouve le dollar qu'elle avait oubliĂ© après de longues recherches. Juan PĂ©rez est alors confrontĂ© Ă la rĂ©alitĂ© : son chef de gang new-yorkais le fait amener au Palais de la RĂ©volution. Le Ouane dĂ©couvre que la mafia exilĂ©e est liĂ©e Ă Castro et le soutient, pour son malheur et celui de Cuca puisqu'ils sont tous deux arrĂŞtĂ©s. Juan est expulsĂ© aux États-Unis comme traĂ®tre, Cuca est relâchĂ©e Ă Santa Clara, son village natal, et dĂ©cide d'y rester. Elle tombe dans la sĂ©nilitĂ©. C'est par hasard que sa fille finit par l'y retrouver, venue faire un reportage : Cuca ne la reconnaĂ®t pas, mais parle Ă la journaliste et confie son histoire Ă MarĂa Regla.
Le langage et la critique du castrisme, indissociables
Selon JesĂşs Hernández CuĂ©llar, le roman est caractĂ©risĂ© par « une prose agile, hĂ©ritière d'une gĂ©nĂ©ration d'auteurs qui n'a pu ni voulu se dĂ©tacher de la poĂ©sie[4]. » Le langage du roman est caractĂ©risĂ© par son rythme et par l'utilisation d'expressions familières cubaines[5]. L'utilisation de diminutifs et de sobriquets est Ă©galement notable, sans oublier le rapprochement Cuca/Cuba. Par ailleurs le narrateur se divise parfois en deux, avec d'une part « le cadavre » qui se prĂ©sente dès le dĂ©but du rĂ©cit[6], en fait MarĂa Regla[7], et d'autre part la conscience rĂ©volutionnaire, « GĂ©minette Criquette », qui fait parfois irruption et confirme ou bien conteste le rĂ©cit. Or c'est le cadavre qui guide le rĂ©cit, finalement plus rĂ©ellement vivant que la conscience rĂ©volutionnaire. « En somme, l'entitĂ© absente de Cuba et le recours narratif au cadavre, sont le reflet d'une conception selon laquelle le système cubain et la RĂ©volution Ă©taient inĂ©luctablement condamnĂ©s Ă mourir[5]. »
Par ailleurs, le roman fait de nombreuses références musicales et chaque chapitre porte le titre d'une chanson[8]. Zoé Valdés montre à travers ces références une tendresse pour la musique du Cuba pré-révolutionnaire, en particulier pour ses boléros : « La musique populaire est omniprésente [...]. Le boléro prédomine, et représente les sentiments de l'héroïne. Par le choix de cette musique sentimentale et dansante, qui évoque la nostalgie de la culture cubaine des années 50, l'auteur nous dit que le patrimoine culturel s'est dégradé en raison du passage à la rigidité révolutionnaire. Cette posture évoque Guillermo Cabrera Infante, qui affirme que la floraison culturelle cubaine des années 50 fut interrompue par la Révolution, et que l'image de la Havane comme bordel touristique est une manipulation du régime castriste[5] ». L'influence musicale, comme chez Cabrera Infante, peut expliquer le caractère très rythmé du langage de la narration[5].
Le roman dépeint également en détail la déchéance de Cuba, île livrée aux caprices de Fidel Castro, la corruption du régime, la difficile condition des femmes, la misère et la faim à travers quelques passages où perce l'aigreur de l'auteur[9]. Fidel n'est jamais nommé par Zoé Valdés, qui le désigne sous des sobriquets ironiques, « Extra Large », ou « XXL » en référence à son pouvoir absolu[5]. En somme, dans La Douleur du dollar, Valdés « a touché les points les plus sensibles de la société dont elle est issue[4]. »
RĂ©ception et critiques
La sortie du roman est saluée par la critique en Espagne, où il est finaliste du Prix Planeta 1996. De même, la critique française est très favorable l'année suivante. Fabrice Lanfranchi décrit par exemple un roman « vaste [...], d’une liberté, d’une force, d’un bonheur, d’une violence, d’un humour, d’une sensualité qui embarquent le lecteur pour une croisière sur des rives sauvages et étonnantes, [...] monologue fiévreux, [...] chant d’amour, un chant né d’un boléro de ceux qui jamais ne quittent la mémoire[10]. »
Éditions
- Te di la vida entera, Barcelone, Planeta, 1996
- La Douleur du dollar, trad. Liliane Hasson, Actes Sud, 1997
- Rééd. Actes Sud, coll. « Babel », 1999
- RĂ©Ă©d. Pocket, 2000
Notes et références
Notes
- (es) Nelly Apaza Retamoso, « La melancolĂa de ZoĂ© ValdĂ©s », La OpiniĂłn, 3 fĂ©vrier 2005
- Chap. 2, « Babel », p.41
- Chap. 7, « Babel », p. 225
- (es) Jesús Hernández Cuéllar, « Zoé Valdés: La Literatura es Misterio y Libertad », Contacto Magazine du 27 octobre 2001
- (es) Jung Seung Hee, « Te di la vida entera, una versión en bolero de la Revolución cubana, Espéculo. Revista de estudios literarios, Universidad Complutense de Madrid, 2003
- « Ce n'est pas moi qui ait écrit ce roman. Moi, c'est le cadavre », chap. 1, « Babel », p. 15
- « C'est prĂ©cisĂ©ment le cadavre de MarĂa Regla PĂ©rez MartĂnez qui me dicte Ă partir du chapitre I, virgule après virgule, point après point. », chap. 11, « Babel » p. 325. MarĂa Regla meurt dans une version alternative de la fin, dans l'effondrement de son immeuble, p.324.
- La musique du livre a donné lieu à des compilations discographiques.
- Voir notamment p. 185-186, 216-218
- Fabrice Lanfranchi, « Ballade pour une Havane défunte », L'Humanité du 5 septembre 1997
Bibliographie et liens
- (es) Elena Pita, « Zoé Valdés - "Ser prostituta en Cuba es una forma de protestar" », La Revista, supplément d'El Mundo du