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Feuillets d'Hypnos

Les Feuillets d'Hypnos de RenĂ© Char ont Ă©tĂ© Ă©crits entre 1943 et 1944 – lorsque le poète Ă©tait engagĂ© dans la RĂ©sistance sous le nom de Capitaine Alexandre – mais ils ne furent publiĂ©s qu’à la fin de la guerre, en 1946. D’abord Ă©ditĂ©s sĂ©parĂ©ment, les Feuillets ont ensuite intĂ©grĂ© le recueil Fureur et mystère (1948), prenant place entre Seuls demeurent (1945) et Le Poème pulvĂ©risĂ© (1947). Dans les annĂ©es 1943, RenĂ© Char Ă©tait Ă  la tĂŞte du Service Action Parachutage de la zone Durance, il se surnommait alors « Hypnos Â», incarnant l’homme qui veille sur son peuple durant la nuit ainsi que la RĂ©sistance en sommeil, mais prompte Ă  s’éveiller Ă  tout moment. Son surnom inspira en partie le titre de l’ouvrage. DĂ©diĂ© Ă  Albert Camus, ami proche de RenĂ© Char, le recueil n'est pas sans lien avec des idĂ©es qui se trouveront dĂ©veloppĂ©es dans L’Homme rĂ©voltĂ©.

Dans Feuillets d’Hypnos, les poèmes prennent la forme de courtes notes, voire d'aphorismes et l’écriture se veut gĂ©nĂ©ralisante tout en restant mĂ©ditative. Certaines de ces 237 notes poĂ©tiques se rattachent Ă  la maxime – Ă  commencer par la note du recueil, « ne t’attarde pas Ă  l’ornière des rĂ©sultats Â» (2) – tandis que d’autres relatent avec prĂ©cision les actions des RĂ©sistants, sous la forme de courts rĂ©cits ou de tĂ©moignages. Cependant beaucoup sonnent comme de simples constats, des pensĂ©es saisies sur le vif que le poète consigne sur le papier pour ne pas les laisser disparaĂ®tre. Les Ă©crire, c’est aussi donner Ă  ces notes de terrain une portĂ©e mĂ©ditative et poĂ©tique, ce qu’Heidegger appelle le Dichtung[1].

Une esthétique de la brièveté

L'auteur, dans le paragraphe liminaire aux Feuillets d’Hypnos, qualifie de « notes[2]» l’ensemble des textes qui forment l’ouvrage et semble se refuser Ă  l’appellation de recueil de poèmes. Pourtant, mĂŞme s’il n’y a pas de vers, de rimes ou de strophes, tout dans les Feuillets d’Hypnos « relève d’une oppressante poĂ©sie[3]» ; la densitĂ© et la brièvetĂ© de ces notes renforcent la parole poĂ©tique. Pourquoi donc parler de notes ? Parce que ces fragments de parole sont loin des envolĂ©es lyriques qui nous semblent constitutives de la poĂ©sie. En effet en temps de guerre, l’heure est Ă  l’action et non pas Ă  l’épanchement : « J’écris brièvement. Je ne puis guère m’absenter longtemps Â» (31). De fait, sa poĂ©sie, si elle veut exister, devra s’accommoder de peu d’espace et de peu de temps ; elle devra se faire Ă©clat et fulgurance. Ainsi la poĂ©sie de Char se dĂ©ploie dans le mouvement, dans l’étincelle et dans l’idĂ©e de fulgurance : « Nuit, de toute vitesse du boomerang taillĂ© dans nos os, et qui siffle, siffle… Â» (71), ou encore : « Le poème est ascension furieuse Â» (56). Entrer dans l’univers de Char, c’est donc entrer « dans un univers qui privilĂ©gie le phĂ©nomène soudain et passager[4] Â».

Le fragment 128, rĂ©cit sommaire et d’apparence prosaĂŻque, est poĂ©tique dans la mesure oĂą il constitue une dĂ©clinaison de l’esthĂ©tique charienne de la fulgurance ; « comme le poème, le rĂ©cit n’est pas trame, mais succession de bonds. Il progresse par occultations successives[5]». Le choix de la prose est lui aussi un choix parlant : elle est la reprĂ©sentation formelle de la force et de la soliditĂ© des hommes du maquis et s’impose, elle aussi, comme bloc de rĂ©sistance. Ainsi les Feuillets se prĂ©sentent comme un tĂ©moignage poĂ©tique et se veulent reprĂ©sentatifs, non pas de la guerre, mais de l’instant quotidien. Ce lien Ă©tabli entre tĂ©moignage et poĂ©sie est inĂ©dit : RenĂ© Char rĂ©ussit Ă  dĂ©passer l’évĂ©nement pour lui confĂ©rer une portĂ©e hautement mĂ©ditative, ce qu’illustre son insistance sur la question de l’anecdote, Ă  laquelle il ne faut s’arrĂŞter : « prends garde Ă  l’anecdote Â» (53). Derrière l’anecdotique se cache la poĂ©sie.

Si l’on entend souvent dire des Feuillets qu’ils sont constituĂ©s de « fragments Â», (terme qui renvoie aux textes grecs auxquels Char n’est pas Ă©tranger[6]), le mot qualifie en rĂ©alitĂ© de courtes parcelles de textes qui sont indĂ©pendantes les unes des autres. Or ici, c’est bien une Ĺ“uvre complète que nous offre RenĂ© Char. Chaque phrase constitue certes une totalitĂ© en soi[6] mais elles prennent aussi sens lorsqu’elles sont lues les unes par rapport aux autres. On ne peut donc pas dire que les Feuillets d’Hypnos sont uniquement constituĂ©s de fragments car, mĂŞme si la parole est en archipel, elle nous dĂ©livre un sens global. Cette dissĂ©mination de la parole n’est pas non plus sans rapport avec la perte de sens gĂ©nĂ©rale due au contexte de la Seconde Guerre mondiale. Au dĂ©nuement et Ă  l’impuissance des hommes, Ă  la disparition des valeurs, Char va rĂ©pondre par la poĂ©sie : « Ă  l’absence de totalitĂ©, il va rĂ©pliquer par la survalorisation du dĂ©tail[5]». Enfin, on peut ajouter que le choix de l’aphorisme participe de la dimension poĂ©tique de ces notes prises Ă  la hâte car il est, par excellence, la forme du mystère. DiffĂ©rent de la maxime, il invite le lecteur Ă  poursuivre la rĂ©flexion engagĂ©e par la lecture de la phrase : « L’acte est vierge, mĂŞme rĂ©pĂ©tĂ©. Â» (46) ; et c’est au lecteur de prendre le relais. Il est donc la forme littĂ©raire privilĂ©giĂ©e d’une temporalitĂ© en crise puisqu’il est la forme du renouvellement, il « inaugure[5]». Par son caractère mystĂ©rieux et oraculaire, l’aphorisme dĂ©voile un champ infini d’interprĂ©tations, comme une porte ouverte sur le monde.

RĂ©sister

Dans les Feuillets, RenĂ© Char dĂ©passe la circonstance historique et la simple dĂ©nonciation en faisant du poème une arme[7]. Sa poĂ©sie est une poĂ©sie rĂ©fractaire qui s’oppose directement Ă  l’ennemi : « Je n’écrirai pas de poème d’acquiescement Â» (114) et fait du refus une image du Beau : « L’acquiescement Ă©claire le visage. Le refus lui donne la beautĂ© Â» (81). Le souci de combattre et de tĂ©moigner, ou de prendre pleinement la mesure du drame, fait de la poĂ©sie une rĂ©ponse Ă  la dĂ©tresse prĂ©sente. Ainsi les Feuillets, Ă©crits dès 1943, sont seulement Ă©ditĂ©s en 1946 : publier sous l’Occupation aurait Ă©tĂ© une erreur car Ă  ce moment-lĂ , seule l’action primait. L’engagement charien est physique avant d’être poĂ©tique, sa poĂ©sie se place dans la continuitĂ© de son action auprès des RĂ©sistants du maquis. La poĂ©sie de Char est engendrĂ©e par l’action, puis devient Ă  son tour une forme de rĂ©sistance Ă  part entière. La guerre a dĂ©truit les sens et les valeurs des hommes, elle a inversĂ© le cours du monde et dĂ©sormais, pour ĂŞtre, il faut faire. Pour Char il ne s’agissait donc pas d’être rĂ©sistant mais bien de faire la rĂ©sistance. L’action devient alors primordiale, elle est la traduction nouvelle d’un « je fais donc je suis[5]». C’est pour cela que dans les Feuillets d’Hypnos, l’écriture est intrinsèquement liĂ©e Ă  l’action ; elle trouve son origine dans l’action et la perpĂ©tue sur le mode poĂ©tique. On trouvera donc de nombreuses occurrences de verbes de mouvement, un refus constant de l’immobilisme ainsi que des images du bond : « Conduire le rĂ©el jusqu’à l’action Â» (3), « ĂŠtre stoĂŻque, c’est se figer, avec les beaux yeux de Narcisse Â» (4), « ĂŠtre du bond. N’être pas du festin, son Ă©pilogue Â» (197).

Dans le recueil Char rĂ©-exploite le sens Ă©tymologique du terme « rĂ©sister Â» et lui redonne tout son poids sĂ©mantique. RĂ©sister, c’est avant tout, « se tenir face Ă  Â», « s’arrĂŞter Â»[8]. « [...], nous sommes allĂ©s et avons fait face. Â» (4). Mais les Feuillets d’Hypnos ne font pas qu’illustrer la RĂ©sistance et tĂ©moigner des actions des hommes de l’ombre. L’œuvre est rĂ©sistante dans son sens mĂŞme. Les Feuillets sont rĂ©sistants Ă  l’interprĂ©tation. Le titre fait Ă©cho Ă  une Ă©criture « feuilletĂ©e Â» autrement dit Ă  une Ă©criture faite de plusieurs couches. Ainsi le sens est rendu opaque par le travail effectuĂ© sur les mots. En temps de guerre et de propagande, les mots ont perdu leur valeur initiale, leur signification essentielle, la mission du poète est donc de les rĂ©activer et de les revitaliser. Il leur donne une vigueur nouvelle grâce Ă  un processus d’extrĂŞme rĂ©duction aboutissant Ă  une expression minimale mais très riche : « LA FRANCE-DES-CAVERNES Â» (124). L’extrĂŞme densitĂ© des poèmes retient le sens qui ne se livre que si l’on accepte de les lire en se concentrant sur la puissance suggestive des mots.

Une poésie de la réunion

La mise en relation des contraires constitue la base stylistique de la poĂ©sie de Char qui est, selon Yves Berger, un vĂ©ritable « marieur de mots[3]». Char prĂ´nait « l’exaltante alliance des contraires[2] Â», tant par les images mĂ©taphoriques (comme celles, omniprĂ©sentes dans le recueil, du feu et de la glace) que par les figures d’opposition. L’antithèse lui permet de faire advenir l’image poĂ©tique en rapprochant simplement deux termes : « l’aisselle de l’appareil Â» (97), « l’ornière des rĂ©sultats Â» (2), « la marelle de l’univers Â» (127). L’antithèse et la mĂ©taphore sont Ă  la fois crĂ©atrices de continuitĂ© et de rupture puisqu’elles sont union de contraires, union qui est le fondement mĂŞme de la poĂ©sie de Char. Dans une phrase comme : « Nous voici abordant la seconde oĂą la mort est la plus violente et la vie la mieux dĂ©finie Â» (90), Char fait cohabiter deux Ă©lĂ©ments fondamentalement opposĂ©s, et qui pourtant ne peuvent se comprendre que l’un par rapport Ă  l’autre. Saisis dans leur interactivitĂ© les contraires font sens. La conjonction de coordination « et Â» devient alors l’outil stylistique de la rĂ©union des contraires : « Le temps des monts enragĂ©s et de l’amitiĂ© fantastique Â» (142), de mĂŞme que l’adverbe « entre Â» : « Entre le monde de la rĂ©alitĂ© et moi, il n’y a plus aujourd’hui d’épaisseur triste Â» (188).

La guerre a dĂ©chirĂ© le voile de l’innocence, elle a divisĂ© l’humanitĂ©, elle a sĂ©parĂ© l’homme du monde dans lequel il vivait. La poĂ©sie a alors pour tâche de rĂ©concilier le monde et les hommes ainsi que les hommes entre eux : « Il ne reste plus qu’à rassembler le trĂ©sor Ă©parpillĂ© Â» nous dit le poète (97). La poĂ©sie doit ĂŞtre le lieu d’un dialogue permanent avec le monde et le poète doit se faire passeur : il est « un donneur de libertĂ© dans l’exacte mesure oĂą il sait ĂŞtre un centre infiniment ouvert d’échange et de passage[9]». C’est ainsi que la poĂ©sie des Feuillets reconnaĂ®t le lien qui unit l’homme Ă  la nature : « S’il parle Ă  sa façon le langage des fleurs et des fruits, c’est pour faire valoir sa condition “entourĂ©e” et dĂ©celer dans le paysage un rĂ©seau de forces auprès desquelles l’homme trouve en permanence matière Ă  se rĂ©orienter vers l’avenir[5]». De fait, quand Char nous parle des rĂ©sistants il nous montre des personnages taciturnes et obstinĂ©s, des individus qui vivent en harmonie avec la nature, s’y fondent, et s’en Ă©merveille : « La contre-terreur, c'est ce vallon que peu Ă  peu le brouillard comble, c'est le fugace bruissement des feuilles comme un essaim de fusĂ©es engourdies […] c'est l'ombre, Ă  quelques pas, d'un bref compagnon accroupi qui pense que le cuir de sa ceinture va cĂ©der Â» (141).

Universalisation

Sous la plume de RenĂ© Char, la poĂ©sie se fait aussi expression de la vĂ©ritĂ© et de la gĂ©nĂ©ralitĂ©. Pour cela, Char va utiliser le « on Â» et le « il Â» impersonnels : « on ne fait pas un lit aux larmes comme Ă  un visiteur de passage Â» (107), « Il existe une sorte d’homme toujours en avance sur ses excrĂ©ments Â» (28) ; le substantif indĂ©fini « l’homme Â» : « si l’homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d’être regardĂ© Â» (59) ; le « nous Â» : « nous sommes Ă©cartelĂ©s entre l’aviditĂ© de connaĂ®tre et le dĂ©sespoir d’avoir connu Â» (39) et l’écriture proverbiale, « s’il n’avait parfois l’étanchĂ©itĂ© de l’ennui, le cĹ“ur s’arrĂŞterait de battre Â» (41). La poĂ©sie Ă©tant finalement le lieu du rapport et du lien et on peut relever dans les Feuillets de nombreux poèmes adressĂ©s. La prĂ©sence du « tu Â» est lĂ  pour recrĂ©er la communication perdue (« Tu ne peux pas te relire mais tu peux signer Â» 96, « Chante ta soif irisĂ©e Â» 163, « Brusquement tu te souviens que tu as un visage Â» 219) et renouer un lien brisĂ© par la guerre. Il en est mĂŞme pour le « vous Â» du poème 35 : « vous serez une part de la saveur du fruit Â». Quant au « nous Â», il est le devenir du « tu Â» : « Serons-nous plus tard semblables Ă  ces cratères oĂą les volcans ne viennent plus et oĂą l’herbe jaunit sur sa tige ? Â» (148), il se fait l’expression de la rĂ©union Ă  venir, lorsque la nuit aura Ă©tĂ© vaincue. Pourtant, RenĂ© Char n'utilise jamais les maĂ®tres-mots de la RĂ©sistance, il s'agit Ă  ses yeux d'une situation "innommable" qui se soustrait aux universaux de la littĂ©rature traditionnelle de l'engagement. Ne pousse-t-il pas le paradoxe dans ce brĂ©viaire oĂą le nazisme est l'adversaire Ă  affirmer sa fidĂ©litĂ© envers le marquis de Sade [10]?

Notes et références

  1. François FĂ©dier, « « RenĂ© Char Â» », Dictionnaire Martin Heidegger,‎
  2. René Char, Fureur et Mystère, Paris, Gallimard,
  3. Yves Berger, Fureur et Mystère, Paris, Gallimard,
  4. Rosemary Lancaster, La poésie éclatée de René Char, Amsterdam-Atlanta, Rodopi,
  5. Jean-Michel Maulpoix, Jean-Michel Maulpoix commente Fureur et Mystère de René Char, Paris, Foliothèque,
  6. Jean Roudaut, « Les territoires de René Char » in René Char, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
  7. Eric Marty, René Char, Paris, Points-Seuil
  8. Nouveau dictionnaire Ă©tymologique et historique, Paris, Larousse,
  9. Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne., Paris, Seuil,
  10. Eric Marty, L'engagement extatique, sur René Char, Paris, éditions Manucius, , 67 p. (ISBN 978-2-84578-087-3)
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