Shuni-e
Le Shuni-e (äżźäșäŒ, littĂ©ralement « cĂ©rĂ©monie du deuxiĂšme mois ») ou Omizu-tori (ăæ°Žćă, « cĂ©rĂ©monie du puisage de l'eau ») est une cĂ©rĂ©monie religieuse tenue chaque annĂ©e dans quelques temples bouddhiques dĂ©diĂ©s Ă Kannon au Japon. Elle est nommĂ©e ainsi car son organisation coĂŻncide traditionnellement avec le deuxiĂšme mois du calendrier lunaire. « Omizu-tori » dĂ©signe en rĂ©alitĂ© le rituel principal tenu le soir du durant le Shuni-e du TĆdai-ji de Nara, mais le terme est parfois employĂ© par commoditĂ© pour dĂ©signer lâensemble du Shuni-e du temple. Un autre nom donnĂ© Ă la cĂ©rĂ©monie est « Taimatsu shiki » (littĂ©ralement « cĂ©rĂ©monie des torches de pin ») en rĂ©fĂ©rence au rituel du feu, durant lequel dâimposantes torches en pin font jaillir une myriade dâĂ©tincelles salvatrices sur la foule des croyants[1].
De nos jours, la cĂ©rĂ©monie est habituellement organisĂ©e en fĂ©vrier ou mars, selon les temples. La cĂ©rĂ©monie Shuni-e la plus emblĂ©matique est celle du TĆdai-ji tenue chaque annĂ©e depuis 752, sur laquelle porte la plupart des Ă©tudes[2]. Lâarticle ci-dessous dĂ©crit principalement cette cĂ©rĂ©monie.
Shuni-e au TĆdai-ji
Le Shuni-e du TĆdai-ji se dĂ©roule du 1 au afin de purifier le monde profane de ses pĂ©chĂ©s et favoriser la prospĂ©ritĂ© du pays[3]. Elle y est organisĂ©e pour la premiĂšre fois par JitchĆ«, moine de lâĂ©cole Kegon, en signe de dĂ©votion au bodhisattva de la compassion Kannon (AvalokiteĆvara) en 752, et se tient depuis chaque annĂ©e. La cĂ©rĂ©monie se passe au Nigatsu-dĆ du TĆdai-ji depuis la fin de sa construction en 772[4]. LâĂ©vĂ©nement est Ă©galement nommĂ© « Omizu-tori » en rĂ©fĂ©rence au rituel principal tenu le dernier soir. De nos jours, la cĂ©rĂ©monie se compose en fait dâun ensemble de rituels et priĂšres dĂ©diĂ©s Ă la repentance envers JĆ«ichimen Kannon (Kannon Ă onze tĂȘtes) et Ă la bonne santĂ© du peuple, mais impliquant diverses entitĂ©s ou divinitĂ©s du panthĂ©on shinto et bouddhique[5]. Parmi ces rituels, ceux du feu (Otaimatsu) et de l'eau (Omizutori) sont les plus remarquables.
Origine
Les origines du Shuni-e du TĆdai-ji ne sont pas prĂ©cisĂ©ment connues. Un document illustrĂ© de 1586 cite sur le sujet une lĂ©gende portant sur le moine JitchĆ« : lâhistoire raconte que ce dernier errait au plus profond des montagnes du Kasagi en 751 jusquâĂ atteindre finalement le paradis bouddhique du TuáčŁita (Tosotsuten en japonais). LĂ , il observa quarante-neuf sanctuaires dĂ©diĂ©s Ă diverses divinitĂ©s bouddhiques, et des deva sâaffairant sans repos pour lâobservation des liturgies et des offrandes dues. Un de sanctuaires se dĂ©marquant par sa taille Ă©tait dĂ©diĂ© Ă Kannon, dans sa forme Ă onze tĂȘtes, oĂč une vaste foule prenait part Ă un rituel de repentance. TransportĂ© par cette cĂ©rĂ©monie, JitchĆ« demanda Ă un deva sâil pouvait rejoindre le rituel, mais cela lui fut refusĂ© car le temps sâĂ©coule plus rapidement au TuáčŁita que sur Terre : un jour correspondrait Ă quatre cents jours terrestres[4].
Cependant, JitchĆ« aurait rĂ©solu de reproduire cette cĂ©rĂ©monie, Ă©tablissant aprĂšs diverses pĂ©ripĂ©ties dans la lĂ©gende le Shuni-e en lâhonneur de Kannon Ă onze tĂȘtes.
Des sources dâĂ©poque indiquent que la cĂ©rĂ©monie Ă©tait Ă lâorigine tenue dans les quartiers privĂ©s (ShibichĆ«dai) de la cour de lâimpĂ©ratrice KĆmyĆ, proche de JitchĆ«, probablement afin dâobtenir la guĂ©rison pour son mari ShĆmu, dont la santĂ© Ă©tait alors fragile[5]. Les rituels deviennent publics lors de leur transfert au TĆdai-ji[5], et la cĂ©rĂ©monie est mise en place au Nigatsu-dĆ aprĂšs sa construction, oĂč les rites et la liturgie restent relativement inchangĂ©s depuis.
Préparatifs
Onze moines nommĂ©s rengyĆshĆ« choisis en dĂ©cembre de lâannĂ©e prĂ©cĂ©dant chaque cĂ©rĂ©monie sont chargĂ©s de la tenue des offices. AprĂšs une pĂ©riode de prĂ©paration (bekka) consacrĂ©e Ă la mĂ©ditation, Ă la purification, Ă la prĂ©paration des objets rituels et au nettoyage du site Ă partir du , ils assurent les principaux rites de repentances durant le Shuni-e (1 au ). Pendant cette pĂ©riode prĂ©cĂ©dant la cĂ©rĂ©monie, il leur est interdit de parler Ă quiconque ou de quitter leur logement[1].
Le premier jour du Shuni-e, une procession se rend au Nigatsu-dĆ en rĂ©citant des sĆ«tras rythmĂ©s par des cloches et divers instruments[1].
Keka : rituel de repentance
Le rituel central de repentance du Shuni-e (keka) est tenu en privĂ© par les rengyĆshĆ«, qui doivent observer six fois par jour un rituel de repentance aux moments suivants : soir (shoya), minuit (yahan), nuit (goya), aurore (jinjo), midi (nitchu), et crĂ©puscule (nichimotsu)[6].
Pour chaque session, les onze moines se rĂ©unissent dans le sanctuaire intĂ©rieur (naijin) du Nigatsu-dĆ oĂč se trouve lâautel dĂ©diĂ© Ă Kannon. Le culte du soir (shoya) est le plus long, sâĂ©talant sur trois heures[2]. La liturgie et les services religieux Ă respecter durant chaque session issus du sĆ«tra Ă©sotĂ©rique AvalokiteĆvara ikadaĆamukha dhÄraáčÄ« sont dĂ©crits trĂšs prĂ©cisĂ©ment en quatre phrases[2] : shĆmyĆ keka (repentance), hĆgĆ (invocation du nom du bodhisattva), nyohĆ nenju (rĂ©citation du dhÄraáčÄ«), et hotsugan (vĆux). Les rĂ©citations et invocations sont chantĂ©es par les moines[6].
Otaimatsu : le rituel du feu
Chaque nuit durant la cĂ©rĂ©monie, dix croyants (onze le ) sont choisis pour porter sur leurs Ă©paules de larges torches de pin mesurant jusquâĂ 8 m de haut et pensant 80 kg. Les porteurs de torches courent le long du balcon du premier Ă©tage du Nigatsu-dĆ, projetant une multitude dâĂ©tincelles sur la foule en contrebas[2]. Toute personne touchĂ©e par les Ă©tincelles est, croit-on, protĂ©gĂ©e du mauvais sort[7]. Durant le rituel, les moines chantent, pratiquent le pradaksina (circumambulation) et brandissent des sabres pour Ă©loigner les mauvais esprits[2].
Des torches sont Ă©galement allumĂ©es au dĂ©but du Shuni-e par lâittoku Ă lâaide dâun silex lors de lâittokuka, qui a lieu en dĂ©but de matinĂ©e le 1er mars. Lâittoku est lâhĂ©ritier de la famille Inagaki, gardienne du temple du Nigatsu-dĆ[1].
Omizutori : le rituel de lâeau
Omizu-tori (ăæ°Žćă) signifie littĂ©ralement « cĂ©rĂ©monie du puisage de lâeau » ou « de lâarrivĂ©e de lâeau » ; Laurence Berthier donne pour titre de sa thĂšse le « rituel de lâeau de jouvence[7] ». Il sâagit du rituel le plus sacrĂ© du Shuni-e[2].
En contrebas du Nigatsu-dĆ se trouve un puits nommĂ© Wakasa-i, oĂč lâeau ne jaillit quâune fois par an dĂ©but mars[1]. La lĂ©gende dit quâelle parvient au temple aprĂšs avoir circulĂ© dix jours sous la ville dâObama ; dâailleurs, le a lieu la cĂ©rĂ©monie du dĂ©part de lâeau sacrĂ©e (Omizuokuri) dans le temple Jingu-ji le long de la riviĂšre Onyu (prĂ©fecture de Fukui)[8]. AprĂšs le rituel du feu la derniĂšre nuit du Shuni-e, les moines puisent lâeau du puits Ă la lumiĂšre de torches, afin de lâoffrir Ă Kannon et au public vers deux heures du matin[2]. Elle est rĂ©putĂ©e pour avoir des vertus curatives. Lâeau est par ailleurs transfĂ©rĂ©e dans deux jarres : lâune contient un peu dâeau des quelque 1 250 festivals passĂ©s depuis 752, lâautre sert Ă recueillir lâeau nouvelle. Ce rituel sâinscrit dans les courants syncrĂ©tiques (bouddhisme et shinto) en tirant son origine, ses pratiques et les divinitĂ©s honorĂ©es tant du bouddhisme que du shinto[9].
Il y a diffĂ©rentes lĂ©gendes sur lâorigine de lâOmizutori. L'une dâelles suggĂšre que le fondateur du Shuni-e, JitchĆ«, a invitĂ© plusieurs milliers de dieux Ă la cĂ©rĂ©monie. Un des dieux, Onyu-myojin Ă©tait en retard parce quâil pĂȘchait Ă la riviĂšre Onyu. Pour se faire excuser, il offrit de lâeau parfumĂ©e de la riviĂšre Onyu, et lâeau a soudainement jailli de lâendroit oĂč se dressait autrefois le dieu[10] - [1].
Références
- (en) Silvio A. Bedini, The Trail of Time : Time Measurement with Incense in East Asia, Cambridge University Press, , 342 p. (ISBN 978-0-521-37482-8, lire en ligne), p. 164-170.
- (en) J. Gordon Melton, Religious celebrations : an encyclopedia of holidays, festivals, solemn observances, and spiritual commemorations, Santa Barbara, Calif., ABC-CLIO, , 1036 p. (ISBN 978-1-59884-205-0, lire en ligne), p. 816-817.
- (ja) Masataka Suzuki, « æ±ć€§ćŻșäżźäșäŒăźć瀌ç©șé (Les espaces rituels dans la cĂ©rĂ©monie bouddhique du Shuni-e au TĆdai-ji) », æ°äżćŠç 究 (Journal japonais dâethnologie), vol. 47, no 1,â , p. 72-101 (ISSN 0021-5023).
- (en) Ryuichi Abe, The Weaving of Mantra : Kukai and the Construction of Esoteric Buddhist Discourse, New York, Columbia University Press, , 593 p. (ISBN 0-231-11286-6, lire en ligne), p. 168-169.
- (en) Mikael S. Adolphson, Edward Kamens et Stacie Matsumoto, Heian Japan, Centers And Peripheries, University of Hawaii Press, , 464 p. (ISBN 978-0-8248-3013-7, lire en ligne), p. 161-162.
- Abe Ryuichi, op. cit., Columbia University Press, 1999, p. 170-176.
- Laurence Berthier, SyncrĂ©tisme au Japon. Omizutori : le rituel de lâeau de jouvence (thĂšse), Ăcole pratique des hautes Ă©tudes, , p. 27-36.
- (en) « Events of a year », sur www.town.fukui-wakasa.lg.jp (consulté le ).
- Adeline Herrou et GisĂšle Krauskopff, Moines et moniales de par le monde : la vie monastique au miroir de la parentĂ©, Paris, LâHarmattan, , 435 p. (ISBN 978-2-296-10692-5, lire en ligne), p. 381-382.
- (en) Jikai Fujiyoshi et Martha Boyer, « Omizutori: One of Japanâs Oldest Buddhist Ceremonies », The Eastern Buddhist, vol. 3, no 1,â , p. 67-96.