Plate-tombe d'Aliénor de Vipont
La plate-tombe d'Aliénor de Vipont est trouvée en 1894 ou 1895 dans un étang au lieu-dit de Cassecrabey, près de Créon. Elle provient vraisemblablement de l'abbaye de La Sauve-Majeure[1] et se trouve aujourd'hui au musée d'Aquitaine à Bordeaux (numéro d'inventaire 12.596).
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En 1896, Jean-Auguste Brutails décrit le monument dans le Bulletin monumental[2]. Il identifie alors la plate-tombe comme étant celle d'Aliénor de Vipont, épouse du seigneur de Leyburn, dont le nom apparaissait dans l'épitaphe.
Cette identification, qui reposait avant tout sur la représentation physique d'un corps féminin et l'épitaphe, était remise en cause quelques années plus tard : la nudité du corps, en partie dissimulé par un écu comportant six lions rampants, n'était pas du tout habituelle au XIIe siècle et le style est proche de celle utilisé pour représenter de jeunes chevaliers anglais de la fin du XIVe siècle. Cependant, la date de 1270 figure sans ambiguïté sur l'épitaphe et les historiens d'aujourd'hui[3] - [4] considèrent qu'il s'agit bien d'Aliénor de Vipont et que le sculpteur de la plate-tombe était un précurseur. À ce titre la plate-tombe est importante dans l'histoire de l'art funéraire.
Quoi qu'il en soit, il s'agit ici d'un proche de Roger de Leyburn, mort en 1271, fondateur de la bastide éponyme de Libourne[5], car les armoiries gravées sur la pierre tombale de Cassecrabey sont bien celles de la famille de Leybourne[6].
Créon est un chef-lieu de canton de la Gironde, arrondissement de Bordeaux, desservi par la petite ligne de Bordeaux à La Sauve. Le monastère de la Sauve est à 4 km environ à l'est. Du côté opposé, à 1 km exactement se trouve la propriété de Cassecrabey. À quelques pas de la ferme, dans un de ces plis de terrain qui coupent de si heureuse façon l'Entre-deux-Mers, sourd une fontaine qui alimente un étang minuscule. C'est dans cette pièce d'eau que l'on a découvert, il y a quelques années, la tombe-plate.
Cette dalle est dans un médiocre état de conservation ; elle a été brisée en deux, peut-être par des lavandières qui en ont employé les deux morceaux pour laver le linge. La moitié inférieure est détériorée par en bas ; la partie supérieure est écornée par en haut, à droite ; la pierre est rongée sur plusieurs points, et l'épitaphe a malheureusement beaucoup souffert.
La dalle mesure 0,165 m d'épaisseur. La face est encadrée d'une double moulure creuse, large de 0,075, taillée dans un épannelage en biseau et qui est d'un excellent effet. Ces moulures ont à peu près disparu aux deux extrémités supérieure et inférieure. Le champ mesure, entre les moulures, 1,56 m de long ; la largeur est de 0,55 m en haut et de 0,30 m en bas.
L'effigie est des plus curieuses. Elle représente une femme nue, les mains jointes sur la poitrine. Le milieu du corps, depuis la ceinture jusqu'aux genoux, est dissimulé derrière un écu, chargés de six lions posés 3, 2 et 1. Le dessin, gravé au trait, n'est pas mauvais. Certaines parties, comme les bras, sont même convenablement traitées. Mais ce qui est surtout intéressant dans cette œuvre, c'est que l'artiste ait représenté une personne nue. Le XIIIe siècle n'admettait guère la nudité que pour ces petits corps sans sexe qui figuraient l'âme du défunt. Les imagiers de ce temps ne cherchaient pas encore le réalisme que les sculpteurs du XVe siècle rendirent parfois avec tant de puissance. Sur ce point notre ciseleur a fait preuve d'un dédain quelque peu hardi des conventions de son temps : il a dépouillé de tout vêtement la noble femme dont il devait reproduire les traits, et il a même, autant qu'on en puisse juger par certains détails, visé au réalisme. De ce point de vue, la tombe plate de Cassecrabey est un document précieux pour l'histoire de l'art.
On remarquera que, pour les lions des armoiries, l'artiste ne s'est pas contenté d'indiquer d'un trait la silhouette ; le lion tout entier est gravé en creux. Sans doute, ce creux était rempli de mastic de couleur et le champ de l'écu était peint. L'épitaphe, dont le début est indiqué par une croix, part de l'angle supérieur gauche. Elle est en jolies majuscules. Voici ce que j'en ai déchiffré. J'ai écrit en italiques les lettres qui sont représentées par un signe abréviatif, et entre crochets celles qui, ayant disparu accidentellement en tout ou en partie, ont pu être reconstituées :
HIC JACE[T A]...... DOM/NI ROT[GERII] DE LIBURNA, MILIT[IS]......
OBIIT QUARTO IDUS OCTOBRIS
ANNO DOMINI M.CC.LXV. ANIMA EJUS REQU[I]ESCAT IN PACE.
ci gît.... du Seigneur Roger de Leyburn, soldat...
mourut le 4 des ides d'octobre
de l'an du Seigneur 1270 Que son âme repose en paix.
Il s'agit probablement d'Aliénor, femme de Roger de Leybourne, lieutenant du roi d'Angleterre. Roger de Leyburn mourut en 1271. Aliénor, fille de Robert de Vipont, était veuve de Roger de Quincy. À la vérité, après l'A initial de son nom, subsiste un trait courbe qui annonce plutôt un C, un E ou un G. Mais cette constatation est vague et incertaine, parce que la pierre est très dégradée sur ce point.
On peut donc admettre que cette dalle a recouvert la sépulture d'Aliénor de Vipont, femme du lieutenant du Roi, Roger de Leybourne, dont le nom parait présenter avec celui de la ville girondine de Libourne une parenté difficile à préciser.
Notes et références
- Après la Révolution et la fermeture de l'abbaye, les bâtiments deviennent une carrière de pierres à ciel ouvert. On trouvait des pierres, chapiteaux sculptés, plaques de tombes, etc. partout dans les communes avoisinantes.
- Jean-Auguste Brutails, « Tombe plate du XIIIe siècle », Bulletin Monumental, vol. 61, , p. 181-184 (lire en ligne, consulté le ).
- Musée d'art et d'histoire de Fribourg, Sculpture médiévale de France à Bordeaux et dans le Bordelais : [exposition, Musée d'art et d'histoire de Fribourg, Suisse, 10 juillet-29 septembre 1974], Fribourg, Éditions universitaires, , 142 p., p. 39, 103, 140.
- (en) Malcolm Vale, The origins of the Hundred Year War : The Anjou Legacy 1250-1340, Oxford, Clarendon Press, , 344 p. (ISBN 978-0-19-820620-0, présentation en ligne), p. 178.
- Jean Royer, Libourne, son passé, son état actuel, son avenir : Étude d'évolution de ville, Nelson Seguin, , 271 p., p. 41, 45.
- (en) Sir Bernard Burke, The general armory of England, Scotland, Ireland, and Wales; comprising a registry of armorial bearings from the earliest to the present time, Londres, Harrison, , 1374 p. (lire en ligne), x.