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Malédiction de la connaissance

La malédiction de la connaissance (ou malédiction du savoir[1]) est un biais cognitif qui survient lorsqu'une personne, communiquant avec d'autres personnes, suppose inconsciemment que les autres ont les mêmes connaissances pour comprendre[2]. Par exemple, dans une salle de classe, les enseignants peuvent avoir de la difficulté pour enseigner à des novices car ils ne peuvent pas se mettre à la place de l'étudiant. Un brillant professeur ne se souvient plus des difficultés qu'un jeune étudiant rencontre lors de l'apprentissage d'une nouvelle matière. Cette malédiction de la connaissance explique aussi le danger qu'il y a à penser l'apprentissage sur la base de ce qui semble la meilleure approche pour le corps enseignant, par opposition à ce qui a été vérifié auprès des élèves.

Histoire du concept

La notion de « malĂ©diction de la connaissance » (« curse of knowledge ») a Ă©tĂ© Ă©laborĂ©e par les Ă©conomistes Colin Camerer, George Loewenstein, et Martin Weber dans le Journal of Political Economy. Le but de leur recherche Ă©tait la lutte contre la « croyance conventionnelle, dans de telles analyses (Ă©conomiques) avec asymĂ©trique d'information, en l'idĂ©e que des agents mieux informĂ©s peuvent anticiper avec prĂ©cision le jugement d'agents moins informĂ©s »[trad 1] - [3].

Une telle recherche a bĂ©nĂ©ficiĂ© des travaux de Baruch Fischhoff datant de 1975 Ă  propos du biais rĂ©trospectif, un biais cognitif portant sur le fait que la connaissance du rĂ©sultat d'un Ă©vĂ©nement donne l'impression que celui-ci est davantage prĂ©dictible qu'il ne l'est en rĂ©alitĂ©[4]. Les recherches menĂ©es par Fischhoff ont rĂ©vĂ©lĂ© que les participants ne savaient pas que leur connaissance du rĂ©sultat influençait leurs rĂ©ponses, et, s'ils le savaient, ils ne parvenaient pas Ă  ignorer ou Ă  vaincre les effets du biais. En effet, les participants Ă  l'Ă©tude n'ont pas pu reconstituer prĂ©cisĂ©ment leur Ă©tat d'esprit antĂ©rieur moins bien informĂ©, ce qui est directement liĂ© Ă  la notion de malĂ©diction de la connaissance. Selon Fischhoff, cette piètre capacitĂ© de reconstitution est due au fait que le participant reste « ancrĂ© dans l'Ă©tat d'esprit rĂ©trospectif gĂ©nĂ©rĂ© par la rĂ©ception de la connaissance »[trad 2] - [5]. Cette rĂ©ception de la connaissance renvoie Ă  l'idĂ©e de la « malĂ©diction » proposĂ©e par Camerer, Loewenstein et Weber : une personne dotĂ©e d'un certain niveau de connaissance ne peut pas reconstituer avec prĂ©cision la façon dont une personne dĂ©pourvue de cette connaissance – qu'il s'agisse d'une autre personne ou de soi-mĂŞme Ă  une Ă©poque antĂ©rieure – peut penser ou agir. Dans son article, Fischhoff interroge l'impossibilitĂ© de se trouver en empathie avec soi-mĂŞme dans un Ă©tat de moindre information, notant que la manière dont les individus parviennent Ă  reconstituer les perceptions de personnes moins informĂ©es est une question cruciale pour les historiens et « toute comprĂ©hension humaine »[trad 3].

Cette recherche a conduit les Ă©conomistes Camerer, Loewenstein et Weber Ă  se concentrer sur les implications Ă©conomiques du concept et sur la question de savoir si la malĂ©diction nuit Ă  la rĂ©partition des ressources dans un contexte Ă©conomique. L'idĂ©e que les agents les mieux informĂ©s puissent subir des pertes dans un Ă©change ou une transaction a Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e suffisamment importante pour ĂŞtre extrapolĂ©e Ă  la sphère de la thĂ©orie Ă©conomique. La plupart des analyses thĂ©oriques de situations oĂą l'un des agents avait moins de connaissance que les autres avaient jusque lĂ  portĂ© sur la façon dont les agents les moins informĂ©s tentaient d'acquĂ©rir davantage d'informations pour rĂ©duire l'asymĂ©trie de l'information. Cependant, dans ces analyses, on part de l'hypothèse que les agents les mieux informĂ©s peuvent exploiter de manière optimale l'asymĂ©trie de l'information, alors qu'en fait ce n'est pas le cas. Les agents ne peuvent pas utiliser leurs informations supplĂ©mentaires et de meilleure qualitĂ©, mĂŞme quand cela serait nĂ©cessaire, dans une situation de nĂ©gociation.

Par exemple, deux individus sont en négociation quant à la répartition d'argent ou de provisions. Un des deux peut connaître la taille de la somme à répartir, tandis que l'autre non. Toutefois, afin d'exploiter pleinement son avantage, l'individu le mieux informé devrait faire la même offre, indépendamment de la quantité à répartir[6]. Mais dans les faits, l'individu le mieux informé offrent davantage lorsque le montant à diviser est plus important[7] - [8]. Les agents informés sont incapables d'ignorer leur surcroît d'information, même quand ils le devraient.

Preuve expérimentale

En 1990, une expĂ©rience est menĂ©e par une Ă©tudiante Ă  l'universitĂ© Stanford, Elizabeth Newton, afin d'illustrer la malĂ©diction de la connaissance dans les rĂ©sultats d'une tâche simple. Il est demandĂ© Ă  un groupe de sujets de tapoter des chansons bien connues avec leurs doigts, tandis que les sujets d'un autre groupe essaient de nommer les chansons correspondant Ă  ces mĂ©lodies. Quand les « tapoteurs » ont Ă©tĂ© invitĂ©s Ă  prĂ©voir combien de chansons seraient reconnues par les auditeurs, ils ont toujours surestimĂ© ce nombre. La malĂ©diction de la connaissance est dĂ©montrĂ©e ici car les « tapoteurs » sont tellement familiers avec ce qu'ils Ă©taient en train de tapoter qu'ils ont supposĂ© que les auditeurs reconnaĂ®traient facilement le morceau[9].

On peut aussi citer, en lien avec ce constat, le phénomène inhérent aux jeux de mimes : l'acteur mimant une situation peut trouver très frustrant de constater que ses coéquipiers échouent à trouver la solution, véhiculée par le mime et connue seulement de l'acteur, alors que celle-ci lui semble évidente.

Une Ă©tude rĂ©alisĂ©e en 2003 par Susan Bouleau et Paul Bloom, impliquant des enfants de trois et quatre ans, s'est rĂ©fĂ©rĂ©e Ă  la notion de malĂ©diction de la connaissance pour expliquer l'observation que la capacitĂ© d'une personne Ă  raisonner Ă  propos des actions d'une autre personne est compromise par la connaissance du rĂ©sultat d'un Ă©vĂ©nement. La perception qu'avait un participant de la vraisemblance d'un Ă©vènement a Ă©galement influencĂ© l'ampleur du biais. Lorsque l'Ă©vènement Ă©tait peu plausible, l'effet de la malĂ©diction de la connaissance Ă©tait moindre que lorsqu'il y avait une explication potentielle Ă  la façon dont l'autre personne pouvait agir[10]. NĂ©anmoins, une rĂ©cente rĂ©plication de cette Ă©tude, rĂ©alisĂ©e en 2014, a Ă©tabli que ce rĂ©sultat n'Ă©tait pas reproductible de façon fiable dans le cadre de sept expĂ©riences rĂ©alisĂ©es avec un Ă©chantillon de taille importante, et l'ampleur de l'effet Ă©tait moins de la moitiĂ© de ce qui avait Ă©tĂ© affirmĂ© dans l'Ă©tude de 2003. Par consĂ©quent, il a Ă©tĂ© suggĂ©rĂ© que « l'influence de la plausibilitĂ© sur la malĂ©diction de la connaissance chez les adultes apparaĂ®t comme suffisamment rĂ©duite pour que son impact pratique en matière de prise de perspective soit susceptible d'ĂŞtre rĂ©Ă©valuĂ© »[11].

En outre, des chercheurs ont lié le biais de la malédiction de la connaissance au raisonnement de fausse croyance chez les enfants et les adultes, ainsi qu'aux difficultés de développement de la théorie de l'esprit chez les enfants.

Implications

Dans l'article de Camerer, Loewenstein et Weber, il est mentionné que la situation pratique la plus proche des expériences portant sur les marchés est la souscription, une tâche où des experts bien informés établissent les prix de biens vendus à un public moins averti. Ainsi, les banquiers d'investissement s'intéressent à la sécurité des investissements, les fromagers goûtent les fromages, les bijoutiers observent la qualité de fabrication des bijoux, et les propriétaires de cinéma voient les films avant leur projection au public. Ils vont ensuite vendre ces produits à un public moins averti. S'ils sont affectés par la malédiction de la connaissance, les biens de haute qualité seront surévalués et les biens de moindre qualité seront sous-évalués par rapport à des prix optimaux maximisant les profits ; les prix refléteront alors des caractéristiques (par exemple, la qualité) qui ne sont pas observables pour les acheteurs non-informés.

La malédiction de la connaissance a un effet paradoxal dans ces situations. En instillant l'idée, chez les agents les mieux informés, que leur connaissance est partagée par les autres, ce biais contribue à atténuer les pertes d'efficacité générées par l'asymétrie de l'information — le fait qu'un agent mieux informé ait un avantage dans une situation de négociation — produisant des résultats plus proches de ce que produirait une situation où l'information serait équitablement partagée. Dans un tel contexte, la malédiction affectant pourrait en fait améliorer le bien-être social global.

Applications

Les économistes Camerer, Loewenstein et Weber ont appliqué en premier la malédiction de la connaissance à l'économie, afin d'expliquer pourquoi et comment l'hypothèse que les agents les mieux informés peuvent prévoir avec précision les jugements des agents moins informés n'est pas intrinsèquement vraie. Ils ont également cherché à corroborer le constat que les agents commerciaux qui sont les mieux informés concernant leurs produits peuvent en fait se trouver, lors de la vente de ces produits, dans une situation désavantageuse par rapport à d'autres agents moins bien informés. Tout porte à croire que les agents les mieux informés ne parviennent pas à ignorer la connaissance privilégiée qu'ils possèdent et ils sont par conséquent « maudits », dans l'incapacité de vendre leurs produits à une valeur que des agents plus naïves jugeraient acceptable[12].

Il a également été suggéré que la malédiction de la connaissance pourrait contribuer à la difficulté de l'enseignement[13]. La malédiction de la connaissance implique qu'il pourrait être potentiellement inefficace, voire nocif, de réfléchir sur la façon dont les étudiants visualisent et apprennent des contenus d'apprentissage en se référant au point de vue de l'enseignant, plutôt qu'à ce qui a été vérifié auprès des étudiants. L'enseignant a déjà la connaissance qu'il ou elle cherche à transmettre, mais la manière dont cette connaissance est présentée n'est peut-être pas la meilleure pour ceux qui ne sont pas déjà familiarisés avec celle-ci.

Ce mécanisme participerait au développement de l'impuissance apprise chez certains élèves, constatant avec désarroi leur incapacité à suivre le raisonnement énoncé par un enseignant qui ne parvient pas à correctement évaluer leurs difficultés, et fausserait ainsi l'évaluation[14].

Voir aussi

Articles connexes

Traductions

  1. « conventional assumptions in such (economic) analyses of asymmetric information in that better-informed agents can accurately anticipate the judgement of less-informed agents »
  2. « Anchored in the hindsightful state of mind created by receipt of knowledge »
  3. « all human understanding»

Références

  1. « « La malédiction du savoir » », Le Monde.fr,‎ (lire en ligne, consulté le )
  2. Jane Kennedy, « Debiasing the Curse of Knowledge in Audit Judgment », The Accounting Review, vol. 70, no 2,‎ , p. 249–273 (JSTOR 248305)
  3. Jeff Froyd et Jean Layne, 2008 38th Annual Frontiers in Education Conference, (ISBN 978-1-4244-1969-2, DOI 10.1109/FIE.2008.4720529), « Faculty development strategies for overcoming the "curse of knowledge" »
  4. Colin Camerer, George Loewenstein et Martin Weber, « The Curse of Knowledge in Economic Settings: An Experimental Analysis », Journal of Political Economy, vol. 97, no 5,‎ , p. 1232–1254 (DOI 10.1086/261651, lire en ligne)
  5. Baruch Fischhoff, « Hindsight is not equal to foresight: The effect of outcome knowledge on judgment under uncertainty », Journal of Experimental Psychology: Human Perception and Performance, vol. 1, no 3,‎ , p. 288–299 (DOI 10.1037/0096-1523.1.3.288) Reprinted: Baruch Fischhoff, « Hindsight is not equal to foresight: The effect of outcome knowledge on judgment under uncertainty », Qual Saf Health Care, vol. 12,‎ , p. 304–11 (PMID 12897366, PMCID 1743746, DOI 10.1136/qhc.12.4.304)
  6. Myerson, Roger B. "Negotiation in Games: A Theoretical Overview". In Un-certainty, Information, and Communication: Essays in Honor of Kenneth J. Arrow, vol. 3, edited by Walter P. Heller, Ross M. Starr, and David A. Starrett. New York: Cambridge Univ. Press, 1986.
  7. Robert Forsythe, John Kennan et Barry Sopher, « An Experimental Analysis of Strikes in Bargaining Games with One-Sided Private Information », The American Economic Review, vol. 81, no 1,‎ , p. 253–278 (JSTOR 2006799, lire en ligne)
  8. Banks, Jeff; Camerer, Colin F.; and Porter, David. "Experimental Tests of Nash Refinements in Signaling Games." Working paper. Philadelphia: Univ. Pennsylvania, Dept. Decision Sci., 1988.
  9. Chip Heath, « The Curse of Knowledge », Harvard Business Review,‎ (lire en ligne, consulté le )
  10. S. A.J. Birch et P. Bloom, « The Curse of Knowledge in Reasoning About False Beliefs », Psychological Science, vol. 18, no 5,‎ , p. 382–386 (PMID 17576275, DOI 10.1111/j.1467-9280.2007.01909.x, lire en ligne)
  11. Rachel A. Ryskin et Sarah Brown-Schmidt, « Do Adults Show a Curse of Knowledge in False-Belief Reasoning? A Robust Estimate of the True Effect Size », PLoS ONE, vol. 9, no 3,‎ (ISSN 1932-6203, PMID 24667826, PMCID 3965426, DOI 10.1371/journal.pone.0092406, lire en ligne, consulté le )
  12. Susan A. J. Birch et Daniel M. Bernstein, « What Can Children Tell Us About Hindsight Bias: A Fundamental Constraint on Perspective–Taking? », Social Cognition, vol. 25, no 1,‎ , p. 98–113 (DOI 10.1521/soco.2007.25.1.98, lire en ligne)
  13. Carl Wieman, « The 'Curse of Knowledge', or Why Intuition About Teaching Often Fails », APS News, vol. 16, no 10,‎ (lire en ligne)
  14. fairecours, « L’erreur: formes, origines et perception », sur Faire cours, (consulté le )
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