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Lettre testamentaire d'Évariste Galois

La lettre testamentaire d’Évariste Galois, Ă©crite le , veille de sa mort Ă  l'Ăąge de 20 ans et adressĂ©e Ă  son ami Auguste Chevalier, est restĂ©e cĂ©lĂšbre et est considĂ©rĂ©e comme son testament de mathĂ©maticien. Galois demande instamment Ă  Chevalier de prier publiquement Jacobi ou Gauss de donner leur avis, non sur la vĂ©ritĂ©, mais sur l'importance des thĂ©orĂšmes qu'il a trouvĂ©s et dont il dresse le bilan, et de faire imprimer la lettre dans la Revue encyclopĂ©dique. Cette lettre a effectivement Ă©tĂ© publiĂ©e en septembre 1832 dans la revue encyclopĂ©dique. Elle est ici retranscrite dans son intĂ©gralitĂ©.

Évariste Galois Ă  quinze ans dessinĂ© par sa sƓur dans sa redingote neuve d'Ă©tudiant.
Lettre testamentaire d’Évariste Galois.


« Paris, le

Mon cher Ami,

J’ai fait en analyse plusieurs choses nouvelles. Les unes concernent la thĂ©orie des Équations, les autres les fonctions IntĂ©grales. Dans la thĂ©orie des Ă©quations, j’ai recherchĂ© dans quels cas les Ă©quations Ă©taient rĂ©solubles par des radicaux : ce qui m’a donnĂ© occasion d’approfondir cette thĂ©orie, et de dĂ©crire toutes les transformations possibles sur une Ă©quation lors mĂȘme qu’elle n’est pas soluble par radicaux. On pourra faire avec tout cela trois mĂ©moires. Le premier est Ă©crit, et malgrĂ© ce qu’en a dit Poisson, je le maintiens avec les corrections que j’y ai faites. Le second contient des applications assez curieuses de la thĂ©orie des Ă©quations. Voici le rĂ©sumĂ© des choses les plus importantes :

1. D’aprĂšs les propositions II et III du 1er MĂ©moire, on voit une grande diffĂ©rence entre adjoindre Ă  une Ă©quation une des racines d’une Ă©quation auxiliaire, ou les adjoindre toutes.

Dans les deux cas le groupe de l’équation se partage par l’adjonction en groupes tels que l’on passe de l’un Ă  l’autre par une mĂȘme substitution. Mais la condition que ces groupes aient les mĂȘmes substitutions n’a lieu certainement que dans le second cas. Cela s’appelle la dĂ©composition propre. En d’autres termes, quand un groupe en contient un autre le groupe G peut se partager en groupes que l’on obtient chacun en opĂ©rant sur les permutations de H une mĂȘme substitution, en sorte et aussi il peut se dĂ©composer en groupes qui ont tous les mĂȘmes substitutions en sorte que . Ces deux genres de dĂ©composition ne coĂŻncident pas ordinairement. Quand elles coĂŻncident, la dĂ©composition est dite propre. Il est aisĂ© de voir que quand le groupe d’une Ă©quation n’est susceptible d’aucune dĂ©composition propre, on aura beau transformer cette Ă©quation, les groupes des Ă©quations transformĂ©es auront toujours le mĂȘme nombre de permutations. Au contraire, quand le groupe d’une Ă©quation est susceptible d’une dĂ©composition propre en sorte qu’il se partage en groupes de permutations, on pourra rĂ©soudre l’équation donnĂ©e au moyen de deux Ă©quations : l’une aura un groupe de permutations, l’autre un de permutations. Lors donc qu’on aura Ă©puisĂ© sur le groupe d’une Ă©quation tout ce qu’il y a de dĂ©compositions propres possibles sur ce groupe, on arrive Ă  des groupes qu’on pourra transformer, mais dont les permutations seront toujours en mĂȘme nombre. Si ces groupes ont chacun un nombre premier de permutations, l’équation sera soluble par radicaux. Sinon, non. Le plus petit nombre de permutations que puisse avoir un groupe indĂ©composable quand ce nombre n’est pas premier est .

2. Les dĂ©compositions les plus simples sont celles qui ont lieu par la MĂ©thode de M. Gauss. Comme ces dĂ©compositions sont Ă©videntes mĂȘme dans la forme actuelle du groupe de l’équation, il est inutile de s’arrĂȘter longtemps sur cet objet. Quelles dĂ©compositions sont praticables sur une Ă©quation qui ne se simplifie pas par la mĂ©thode de M. Gauss ? J’ai appelĂ© primitives les Ă©quations qui ne peuvent pas se simplifier par la mĂ©thode de M. Gauss : non que ces Ă©quations soient rĂ©ellement indĂ©composables, puisqu’elles peuvent mĂȘme se rĂ©soudre par radicaux. Comme lemme Ă  la thĂ©orie des Ă©quations primitives solubles par radicaux, j’ai mis en juin 1830 dans le bulletin fĂ©russac, une analyse sur les imaginaires de la thĂ©orie des nombres. On trouvera ci-jointe la dĂ©monstration des thĂ©orĂšmes suivants.

1. Pour qu’une Ă©quation primitive soit soluble par radicaux, elle doit ĂȘtre du degrĂ© p, p Ă©tant premier.

2. Toutes les permutations d’une pareille Ă©quation sont de la forme

Ă©tant nu indices qui prenant chacun p valeurs indiquent toutes les racines. Les indices sont pris suivant module p, c’est-Ă -dire que la racine sera la mĂȘme quand on ajoutera Ă  l’un des indices un multiple de p. Le groupe qu’on obtient en opĂ©rant toutes les substitutions de cette forme linĂ©aire, contient en tout pn(pn–1)(pn−p)⋯(pn–pn−1) permutations. Il s’en faut que dans cette gĂ©nĂ©ralitĂ© les Ă©quations qui lui rĂ©pondent soient solubles par radicaux. La condition que j’ai indiquĂ©e dans le bulletin fĂ©russac pour que l’équation soit soluble par radicaux est trop restreinte. Il y a peu d’exceptions, mais il y en a.

La derniĂšre application de la thĂ©orie des Ă©quations est relative aux Ă©quations modulaires des fonctions elliptiques. On sait que le groupe de l’équation qui a pour racines les sinus de l’amplitude des divisions d’une pĂ©riode est celui-ci

xk,lxak+bl,ck+dl

Par consĂ©quent l’équation modulaire correspondante aura pour groupe xklxak+blck+dl

dans laquelle kl peut avoir les valeurs . Ainsi en convenant que k peut ĂȘtre infini, on peut Ă©crire simplement

xkxak+bck+d.

En donnant à toutes les valeurs, on obtient permutations. Or ce groupe se décompose proprement en deux groupes dont les substitutions sont

xkxak+bck+d.

ad−bc Ă©tant un rĂ©sidu quadratique de p.

Le groupe ainsi simplifiĂ© est de (p+1)pp−12 permutations, mais il est aisĂ© de voir qu’il n’est plus dĂ©composable proprement Ă  moins que p=2 ou p=3. Ainsi de quelque maniĂšre que l’on transforme l’équation, son groupe aura toujours le mĂȘme nombre de permutations. Mais il est curieux de savoir si le degrĂ© peut s’abaisser. Et d’abord il ne peut s’abaisser plus bas que p, puisqu'une Ă©quation de degrĂ© moindre que p, ne peut avoir p pour facteur dans le nombre des permutations de son groupe. Voyons donc si l’équation de degrĂ© p+1, dont les racines xk s’indiquent en donnant Ă  k toutes les valeurs y compris l’infini et dont le groupe a pour substitutions

xkxak+bck+dad−bc Ă©tant un carrĂ©

peut s’abaisser au degrĂ© p. Or il faut pour cela que le groupe se dĂ©compose (improprement, s’entend) en groupes de (p+1)pp−12 permutations chacun. Soient 0 et ∞ deux lettres conjointes dans l’un de ces groupes. Les substitutions qui ne font pas changer 0 et de place seront de la forme

xkxm2k

Donc si est la lettre conjointe de , la lettre conjointe de sera . Quand M est un carrĂ©, on aura donc mais cette simplification ne peut avoir lieu que pour . Pour , on trouve un groupe de (p+1)p−12 permutations oĂč ont respectivement pour lettres conjointes .Ce groupe a ses substitutions de la forme

xkxak−bk−c

b Ă©tant la lettre conjointe de c et a une lettre qui est rĂ©sidu ou non rĂ©sidu en mĂȘme temps que c. Pour . Les mĂȘmes substitutions auront lieu avec les mĂȘmes notations, ayant respectivement pour conjointes . Ainsi pour le cas de , l’équation modulaire s’abaisse au degrĂ© p. En toute rigueur, cette rĂ©duction n’est pas possible dans les cas plus Ă©levĂ©s.

Le troisiĂšme mĂ©moire concerne les intĂ©grales. On sait qu’une somme de termes d’une mĂȘme fonction elliptique se rĂ©duit toujours Ă  un seul terme, plus des quantitĂ©s algĂ©briques ou logarithmiques. Il n’y a pas d’autres fonctions pour lesquelles cette propriĂ©tĂ© ait lieu. Mais des propriĂ©tĂ©s absolument semblables y supplĂ©ent dans toutes les intĂ©grales de fonctions algĂ©briques. On traite Ă  la fois toutes les intĂ©grales dont la diffĂ©rentielle est une fonction de la variable et d’une mĂȘme fonction irrationnelle de la variable, que cette irrationnelle soit ou ne soit pas un radical, qu’elle s’exprime ou ne s’exprime pas par des radicaux. On trouve que le nombre des pĂ©riodes distinctes de l’intĂ©grale la plus gĂ©nĂ©rale relative Ă  une irrationnelle donnĂ©e est toujours un nombre pair.

Soit 2n ce nombre. On aura le thĂ©orĂšme suivant : Une somme quelconque de termes se rĂ©duit Ă  n termes plus des quantitĂ©s algĂ©briques et logarithmiques. Les fonctions de premiĂšre espĂšce sont celles pour lesquelles la partie algĂ©brique et logarithmique est nulle. Il y en a n distinctes. Les fonctions de seconde espĂšce sont celles pour lesquelles la partie complĂ©mentaire est purement algĂ©brique. Il y en a n distinctes. On peut supposer que les diffĂ©rentielles des autres fonctions ne soient jamais infinies qu’une fois pour , et de plus que leur partie complĂ©mentaire se rĂ©duise Ă  un seul logarithme, , Ă©tant une quantitĂ© algĂ©brique. En dĂ©signant par ces fonctions, on aura le thĂ©orĂšme

varphia et psix Ă©tant des fonctions de premiĂšre et de seconde espĂšces. On en dĂ©duit en appelant Π(a) et ψ les pĂ©riodes de et ψx relatives Ă  une mĂȘme rĂ©volution de x,

.

Ainsi les pĂ©riodes des fonctions de troisiĂšme espĂšce s’expriment toujours en fonction de premiĂšre et de seconde espĂšces. On peut en dĂ©duire aussi des thĂ©orĂšmes analogues au thĂ©orĂšme de Legendre

Eâ€ČF”–E”Fâ€Č=π2−1−−−√

La rĂ©duction des fonctions de troisiĂšme espĂšce Ă  des intĂ©grales dĂ©finies, qui est la plus belle dĂ©couverte de M. Jacobi, n’est pas praticable hors le cas des fonctions Elliptiques. La multiplication des fonctions intĂ©grales par un nombre entier est toujours possible, comme l’addition, au moyen d’une Ă©quation de degrĂ© n dont les racines sont les valeurs Ă  substituer dans l’intĂ©grale pour avoir les termes rĂ©duits. L’équation qui donne la division des pĂ©riodes en p parties Ă©gales est de degrĂ© p2n–1. Son groupe a en tout (p2n−1)(p2n−p)⋯(p2n–p2n−1) permutations. L’équation qui donne la division d’une somme de n termes en p parties Ă©gales est du degrĂ© p2n. Elle est soluble par radicaux. De la transformation

On peut d’abord, en suivant des raisonnements analogues Ă  ceux qu’Abel a consignĂ©s dans son dernier mĂ©moire, dĂ©montrer que si dans une mĂȘme relation entre des intĂ©grales on a les deux fonctions

,

la derniĂšre intĂ©grale ayant 2n pĂ©riodes, il sera permis de supposer que y et Y s’expriment moyennant une seule Ă©quation de degrĂ© n en fonction de x et de X. D’aprĂšs cela on peut supposer que les transformations aient lieu constamment entre deux intĂ©grales seulement, puisqu’on aura Ă©videmment en prenant une fonction quelconque rationnelle de y et de Y

Il y aurait sur cette Ă©quation des rĂ©ductions Ă©videntes dans le cas oĂč les intĂ©grales de l’un et de l’autre membre n’auraient pas toutes deux le mĂȘme nombre de pĂ©riodes. Ainsi nous n’avons Ă  comparer que des intĂ©grales qui aient toutes deux le mĂȘme nombre de pĂ©riodes. On dĂ©montrera que le plus petit degrĂ© d’irrationalitĂ© de deux pareilles intĂ©grales ne peut ĂȘtre plus grand pour l’une que pour l’autre. On fera voir ensuite qu’on peut toujours transformer une intĂ©grale donnĂ©e en une autre dans laquelle une pĂ©riode de la premiĂšre soit divisĂ©e par le nombre premier p, et les 2n−1 autres restent les mĂȘmes. Il ne restera donc Ă  comparer que des intĂ©grales oĂč les pĂ©riodes seront les mĂȘmes de part et d’autre, et telles par consĂ©quent que n termes de l’une s’expriment sans autre Ă©quation qu’une seule du degrĂ© n, au moyen de ceux de l’autre, et rĂ©ciproquement. Ici, nous ne savons rien.

Tu sais, mon cher Auguste, que ces sujets ne sont pas les seuls que j’aie explorĂ©s. Mes principales mĂ©ditations depuis quelque temps Ă©taient dirigĂ©es sur l’application Ă  l’analyse transcendante de la thĂ©orie de l’ambiguĂŻtĂ©. Il s’agissait de voir a priori dans une relation entre des quantitĂ©s ou fonctions transcendantes quels Ă©changes on pouvait faire, quelles quantitĂ©s on pouvait substituer aux quantitĂ©s donnĂ©es sans que la relation pĂ»t cesser d’avoir lieu. Cela fait reconnaĂźtre tout de suite l’impossibilitĂ© de beaucoup d’expressions que l’on pourrait chercher. Mais je n’ai pas le temps et mes idĂ©es ne sont pas encore bien dĂ©veloppĂ©es sur ce terrain qui est immense. Tu feras imprimer cette lettre dans la revue EncyclopĂ©dique. Je me suis souvent hasarder dans ma vie Ă  avancer des propositions dont je n’étais pas sĂ»r. Mais tout ce que j’ai Ă©crit lĂ  est depuis bientĂŽt un an dans ma tĂȘte, et il est trop de mon intĂ©rĂȘt de ne pas me tromper pour qu’on me soupçonne d’avoir Ă©noncĂ© des thĂ©orĂšmes dont je n’aurais pas la dĂ©monstration complĂšte. Tu prieras publiquement Jacobi ou Gauss de donner leur avis non sur la vĂ©ritĂ©, mais sur l’importance des thĂ©orĂšmes. AprĂšs cela il se trouvera, j’espĂšre, des gens qui trouveront leur profit Ă  dĂ©chiffrer tout ce gĂąchis.

Je t’embrasse avec effusion.

E. Galois »

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