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Capabilité

Une « capabilité Â» (anglicisme), de l'anglais "capability", ou « capacité Â» ou « liberté substantielle Â»[1] - [2] est, suivant la définition qu’en propose Amartya Sen, la possibilité effective qu’un individu a de choisir diverses combinaisons de « mode de fonctionnement ». Les « modes de fonctionnement » sont par exemple se nourrir, se déplacer, avoir une éducation, participer à la vie politique[3] - [4]. Nicolas Journet synthétise le concept d’Amartya Sen en indiquant que la « capabilité » est « la possibilité pour les individus de faire des choix parmi les biens qu’ils jugent estimables et de les atteindre effectivement ». Il affirme que ce terme de « capabilité » contient, à lui seul, l’essentiel de la théorie de la justice sociale développée par Amartya Sen, et que « son écho auprès des instances internationales et des acteurs du développement humain en fait aujourd’hui une des raisons pour lesquelles le développement d’un pays ne se mesure plus seulement à l’aide du PIB par habitant »[5].

L’approche des capabilités a par la suite connu d’importants développements, notamment dans les travaux de la philosophe Martha Nussbaum, qui relie l’approche des capabilités et la politique du care (mot anglais signifiant "soin") proposée par Joan Tronto, et souligne l’ancrage de cette approche dans la tradition de pensée libérale (anglo-saxonne) en même temps que son inspiration marxiste. Chez Amartya Sen, la notion prend racine dans la théorie du choix social ainsi que dans la philosophie morale et dans la philosophie de l'action analytique[6] - [7].

Une approche de la justice

John Rawls, auteur de la Théorie de la justice, prône l’égalité des « biens sociaux premiers ». Amartya Sen, tout en se situant dans la lignée de Rawls, critique cette approche en soulignant son inadéquation, du fait que l’égalité des biens sociaux premiers ne suffit pas à garantir que les individus jouiront de la même liberté effective[8], et que, dans certaines situations, la même quantité de biens sociaux premiers ne permettrait pas à deux personnes différentes d’effectuer les mêmes actes.

Afin de corriger ce qu’il considère comme une approche inadéquate, Amartya Sen défend l’approche des capabilités, qui modifie l’évaluation de la justice en la fondant, non pas sur les biens sociaux premiers, mais sur les capabilités. Il souligne en particulier que l’approche rawlsienne ne permet pas, par exemple, de résoudre adéquatement le « problème » posé par un invalide[9], ni de faire face aux différences dans les besoins de deux individus aux besoins ou au métabolisme différent. L’approche des capabilités vise essentiellement à corriger l’approche rawlsienne de la justice, en ne défendant plus simplement l’égalité des moyens (les biens sociaux premiers), mais l’égalité des possibilités effectives d’accomplir divers fonctionnements et d’effectuer certains actes.

L’approche par les capabilités permet également de comprendre et de combattre (par exemple, via le travail social) les interactions complexes entre inégalités et freins à la participation[10].

Les développements de l’approche des capabilités

Les capacités selon Amartya Sen

« Par libertés substantielles, j'entends l'ensemble des « capacités Â» élémentaires, telles que la faculté d'échapper à la famine, à la malnutrition, à la morbidité évitable et à la mortalité prématurée, aussi bien que les libertés qui découlent de l'alphabétisation, de la participation politique ouverte, de la libre expression, etc.  Â»

  • Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté. Odile Jacob, 2000

L’approche des capabilités, développée par Amartya Sen pour corriger ce qu’il considérait comme un défaut de l’approche rawlsienne de la justice, a connu depuis d’importants développements. Conçue comme une approche de la justice au sens rawlsien, elle se situe au croisement de l’économie et de la philosophie. Martha Nussbaum souligne que cette approche, tout en s’éloignant de l’approche contractualiste adoptée par John Rawls, est plus inclusive en ce qu’elle permet d’affirmer immédiatement les droits de chaque individu. Elle note, dans Frontiers of Justice, que le contrat, dans sa forme rawlsienne, exige des partenaires qu’ils soient « relativement égaux » et rationnels, ce qui exclut de fait les personnes invalides ou handicapées mentales.

Une extension de l'approche des capabilités, a été publiée en 2014 par Jérôme Ballet, Damien Bazin, Jean-Luc Dubois et François-Régis Mahieu dans Freedom, Responsibility and Economics of the Person[11]. Cet ouvrage tente de développer les notions imbriquées de personne, de responsabilité et de liberté en économie. Il est question de réconcilier la rationalité de l’individu et la morale de la personne. Ce livre contient une réflexion méthodologique (phénoménologie versus kantisme) dans le but de ré-humaniser la personne (au travers de ses actions mais aussi valeurs et normes qui créent autant de droits et obligations à hiérarchiser). Freedom, Responsibility and Economics of the Person est une extension (sous une forme très critique) de l’approche par les capabilités, car il est particulièrement discuté la notion de liberté (elle ne renvoie pas à une rationalité de choix comme présentée par les défenseurs de Sen). L’approche des capabilités de Sen, admet la liberté comme prisonnière d’une liberté purement fonctionnelle. Une telle conception ne considère pas la capacité des personnes à s’auto contraindre moralement (responsabilité).

Comme le relèvent divers auteurs, cette approche est interdisciplinaire et si elle est utilisée par la recherche par exemple pour évaluer la pauvreté dans les pays en développement, ou des rapports et des indicateurs sociaux, elle trouve également des applications transversales dans un vaste éventail de domaines et de disciplines[12].

L’approche des capabilités dans l’héritage rawlsien

La première formulation de l’approche des capabilités, dans les travaux d’Amartya Sen, est conçue comme une correction de l’approche rawlsienne de la justice. La modification intervient au niveau de l’évaluation de la justice : tout en demeurant critique de l’utilitarisme, Sen considère que la justice exige que les individus soient effectivement capables d’accomplir divers fonctionnements. Partant de là, il remarque que l’approche en termes de « biens premiers » développée par Rawls est inadéquate, car la même combinaison de « biens premiers » ne permettra pas à deux individus différents (par leur travail, leur métabolisme, leur état physique) d’accomplir les mêmes fonctionnements. Les « biens sociaux », dont Rawls considère qu’ils sont centraux dans l’idée de justice, sont insuffisants selon Sen, car les individus n’ont pas forcément besoin de la même combinaison de biens pour être en mesure d’accomplir des actes identiques.

La formation de l’éthique du care comme critique de la justice rawlsienne

Bien que les théoriciennes majeures du care, en particulier Carol Gilligan et Joan Tronto, n’aient pas initialement développé l’approche des capabilités, il est nécessaire d’indiquer les grandes lignes de la divergence entre care et justice au sens rawlsien, car l’approche des capabilités, dans ses développements récents, s’est nourrie de trois sources en particulier : la justice au sens rawlsien[13], la théorie du care[14], et les premiers développements de l’approche des capabilités par Amartya Sen.

La théorie du care (que l’on peut traduire par « sollicitude ») s’adapte bien à la gestion de la responsabilité par les stakeholders concernant le RSE, les chercheurs Jérôme Ballet et Damien Bazin montrent que l’éthique de la sollicitude joue un rôle majeur dans la résolution des tensions, à travers le critère d’urgence, dans les procédures de discussions mises en place dans l’entreprise avec les stakeholders[15].

Références et notes

  1. Le terme utilisé en anglais par Amartya Sen est « capabilities Â». Selon les traductions, on trouve en langue française « capacités Â» (par exemple dans Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté. Odile Jacob, 2000 (extraits), « capabilités Â» ou « libertés substantielles Â»(cas de la biographie d'Armand Denis Schor, « Amartya Sen », dans Alain Bruno, Les Grands Économistes, Ellipses, (ISBN 9782729873097), p. 443-472.
  2. La notion de capabilité est développée dans plusieurs ouvrages d’Amartya Sen, en particulier dans Éthique et économie ainsi que dans L’Idée de justice.
  3. Éric Monnet, « La théorie des « capabilités » d’Amartya Sen face au problème du relativisme1 », Tracés, no 12,‎ , p. 103–120 (ISSN 1763-0061 et 1963-1812, DOI 10.4000/traces.211, lire en ligne, consulté le )
  4. « Amartya Sen et les capabilités – Projet BaSES », sur wp.unil.ch (consulté le )
  5. Nicolas Journet, « Capabilités », sur Sciences Humaines,
  6. cf Sen, Éthique et économie, et La théorie des « capabilités » d’Amartya Sen face au problème du relativisme
  7. Dans Frontiers of Justice, Martha Nussbaum souligne que l’approche des capabilités, tout en se plaçant dans la lignée de l’approche rawlsienne de la justice, prend racine dans l’idée, formulée par le jeune Karl Marx, d’une « vie pleinement humaine ».
  8. Voir en particulier l’essai « L’évaluation de la justice doit-elle se fonder sur les moyens ou sur les libertés ? » dans Éthique et économie.
  9. Dans la Théorie de la justice, Rawls propose de traiter la question à un second stade, car le « problème » posé par un invalide n’est pas soluble au premier stade, lorsque les partenaires sont sous le voile d'ignorance.
  10. Beuret, B., Bonvin, J.-M. & Dahmen S. (2013). « Identifying and Tackling Inequality: A Challenge for Social Work Â». Revue suisse de travail social, 15, 9-26.
  11. Ballet, Jérôme., Freedom, responsibility and economics of the person, Routledge, , 174 p. (ISBN 978-1-135-13999-5, 1-135-13999-7 et 978-0-203-79633-7, OCLC 855019801, lire en ligne)
  12. Bussi, M., & Dahmen, S. (2012). When ideas circulate. A walk across disciplines and different uses of the ‘capability approach’. Transfer: European Review of Labour and Research, 18(1), 91-95.
  13. Voir, à ce sujet, les ouvrages de John Rawls, en particulier la Théorie de la justice et Libéralisme politique.
  14. Voir en particulier Une voix différente de Carol Gilligan, ainsi que Un monde vulnérable de Joan Tronto.
  15. (en) Damien Bazin et Jérôme Ballet, « Business Ethics and Ethics of Care », Zagreb international review of economics and business, vol. 7, no 2,‎ , p. 43 (lire en ligne, consulté le )

Annexes

Bibliographie

  • Principaux développements de l’approche des capabilités
    • Martha C. Nussbaum, Capabilités - Comment créer les conditions d'un monde plus juste, éd. Climats, Paris, 2012.
    • Martha C. Nussbaum, Femmes et développement humain, éd. des Femmes, Paris, 2008.
    • Martha C. Nussbaum, Frontiers of Justice, Harvard University Press, Cambridge (MA), 2006.
    • Amartya Sen, L’Idée de justice, Seuil, Paris, 2010.
    • Amartya Sen, Éthique et économie, PUF, Paris, 2008.
    • Ballet J., Bazin D., Dubois J.-L. et Mahieu F.-R, Freedom, Responsibility and Economics of the Person, Routledge, 2013.
  • Ouvrages sur lesquels s’appuient les théoriciens de l’approche des capabilités
    • Carol Gilligan, Une voix différente, Flammarion/Champs, Paris, 2008.
    • John Rawls, Libéralisme politique, PUF, Paris, 1995.
    • John Rawls, Théorie de la justice, Seuil/Points, Paris, 2007.
    • Joan Tronto, Un monde vulnérable, La Découverte, Paris, 2003.

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